Santé mondiale

OMS en construction

75 ans après sa création, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) semble avoir besoin d'être réformée à bien des égards. Quelles sont les mesures à prendre ?

Par Andreas Wulf

Le bâtiment principal emblématique de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), qui surplombe le lac de Genève et offre une vue sur le massif du Mont-Blanc, est depuis longtemps un vaste chantier. En effet, de nouvelles ailes y sont actuellement construites. La salle dans laquelle se réunit normalement deux fois par an le Conseil exécutif composé de 34 États membres tournants doit également être rénovée. Cette situation est non seulement pénible pour les délégué:es, elle restreint également la présence d'organisations indépendantes, à savoir les « acteurs non-étatiques en relation officielle avec l’OMS» (NSA). Il s'agit d'acteurs comme le Mouvement populaire pour la santé, l’Action internationale de la Santé et le Geneva Global Health Hub, avec lesquels medico international coopère depuis de nombreuses années. Leurs délégations ont été radicalement réduites en raison de la restructuration du secrétariat de l'OMS. Le contact direct avec les délégué:es a lui aussi été fortement limité en raison de la restructuration. Depuis l'apparition de la pandémie COVID-19, les séances plénières sont tout de même diffusées en direct ; les négociations plus importantes quant à elles continuent bien entendu à se dérouler à huis clos.

Coopération et « multistakeholderisme »

La coopération entre d'une part l'institution multilatérale vieille de 75 ans, dans laquelle les États membres sont aux commandes, et d'autre part une société civile qui s'est donnée pour mission de commenter de manière critique et d'influencer la politique sanitaire des États et de leur organisme mondial, est l'un des thèmes permanents de ces négociations. Lors des sessions précédentes, les rares interventions orales des NSA à être inscrites à l'ordre du jour avaient déjà été réduites à une minute. Après cinq ans de consultations, la proposition actuelle de l'OMS de créer une commission de la société civile auprès du secrétariat représente tout de même un pas de plus vers une ouverture vers celles et ceux qui non seulement critiquent l'OMS, mais la défendent aussi face aux tentatives d'influence des intérêts commerciaux et de profit.

Car même si dans sa 75e année d'existence, l'OMS se réfère formellement à son rôle de « force dirigeante et directrice » en matière de politique de santé mondiale, rôle qu'elle a établi en 1948, et qu'elle fonde son autorité sur l'adhésion de la quasi-totalité des États du monde (194 actuellement), ce rôle est depuis longtemps menacé par le processus du « multistakeholderisme ». Aujourd'hui, ce terme est volontiers utilisé pour désigner la forme moderne de « gouvernance » politique impliquant tous les groupes d'intérêt dans les processus de décision, c'est-à-dire les « parties prenantes », le plus souvent sans prendre en compte les conflits d'intérêts fondamentaux qui existent par exemple entre d'une part des acteurs dont les intérêts (privés) doivent être réglementés et d'autre part ceux qui sont chargés d'établir ces règles (publiques).

Les défis de la pandémie

L'exemple le plus récent et certainement le plus radical d'un tel conflit a été l'incapacité des États à se mettre d'accord au sein de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) pour suspendre temporairement les droits de propriété intellectuelle relatifs aux produits de santé nécessaires à la lutte contre COVID-19 (vaccins, médicaments, outils de diagnostic, équipements de protection, technologies médicales). La pression massive exercée par l'industrie, qui a exploité la dépendance du monde vis-à-vis de ses produits, y a largement contribué. Les dernières révélations sur l'augmentation des prix des vaccins ARNm destinés à l'Union européenne au cours de l'année 2021 par Moderna et Pfizer/Biontech, ainsi que les annonces des États-Unis concernant une nouvelle augmentation des prix censés être multipliés par 4 ou 5 après la fin « officielle » de la pandémie, ne mettent que trop en évidence ces rapports de force. Ainsi, les entreprises concernées se sont assuré des marges bénéficiaires qu'autrement, seuls la production d'armes financée par l'État et le trafic de drogue illégal sont susceptibles d'atteindre.

Ce n'est donc nullement un hasard si le premier projet de texte pour un nouveau « traité sur les pandémies », actuellement négocié sous l'égide de l'OMS et auquel de nombreux acteurs de la société civile ont apporté leur contribution, accorde une place primordiale à l'accès aux produits de santé et à la réglementation des droits de propriété intellectuelle en cas de pandémie. Les mois à venir montreront dans quelle mesure les gouvernements, qui se tiennent résolument aux côtés de « leurs » entreprises pharmaceutiques et de technologie médicale (et parmi lesquels le gouvernement fédéral allemand s'est particulièrement distingué), retireront ces éléments au cours des négociations. Il importera de maintenir une opinion publique critique qui s'est certes mobilisée à l'échelle mondiale pendant la pandémie sans toutefois parvenir à exercer une influence décisive sur les décisions de l'OMC en matière de brevets.

La position et l'influence du secrétariat de l'OMS et de l'actuel directeur général (DG), le Dr Tedros, en tant que chef directement élu de l'agence, sont aussi ambiguës à cet égard que pour d'autres questions controversées de santé mondiale. En tant qu'ancien président d'un certain nombre de partenariats public-privé (PPP) importants dans le domaine de la santé mondiale, à savoir le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, le Partenariat pour faire reculer le paludisme et le Partenariat pour la santé maternelle, néonatale et infantile, Tedros se range résolument du côté de ce concept de partenariat multipartite. Et en tant que collecteur de fonds principal de son organisation, il doit être à l'aise avec les grands donateurs : non seulement avec les États membres riches, qui financent une grande partie du budget de l'OMS, mais aussi avec les fondations philanthropiques (Gates, Buffett, Rotary International), qui rendent possible des parties essentielles du travail de l'OMS grâce à leurs financements supplémentaires, tout en gardant un œil ferme sur leurs propres priorités et en participant activement (comme la fondation Gates) à la gestion des grands PPP.

En même temps, Tedros a une dette particulière envers les gouvernements du Sud qui l'ont élu en 2017 comme premier directeur général africain à l'issue d'un vote pour la première fois très serré et hautement symbolique lors de l'Assemblée mondiale de la santé. Auparavant, de telles décisions étaient votées à l'avance dans le cercle restreint du Conseil exécutif et l'Assemblée générale n'avait plus qu'à les confirmer de facto.

Aussi ne s'est-il jamais lassé, durant la pandémie, de critiquer le fait que les pays riches fassent cavalier seul en matière d'approvisionnement et de fourniture de masques et de tests, puis de vaccins, et a même parlé « d'apartheid vaccinal». Mais la faiblesse de l'OMS, « leader » seulement en apparence, est également apparue au grand jour. Son initiative visant à surmonter cette inégalité d'accès en créant un pool d'accès à la technologie Covid-19 dès le début de la pandémie a été scandaleusement négligée, soutenue uniquement par quelques petits États et ouvertement boycottée par les entreprises pharmaceutiques. Et le mRNA Vaccine Technology Transfer Hub, que l'OMS a mis en place en Afrique du Sud avec des institutions locales depuis 2021 et grâce auquel les connaissances et la technologie sont censées être diffusées via un réseau d'entreprises collaboratrices, fait l'objet d'une opposition tout aussi nette.

L'OMS a également joué un rôle secondaire dans la mise en place, au printemps 2020, de l'Accélérateur d'accès aux outils COVID-19 (ACT-A), qui a surtout été médiatisé par son pôle d'approvisionnement en vaccins COVAX. De grands PPP comme, parmi d'autres, le Fonds mondial, Gavi (vaccins) ou le Wellcome Trust (produits thérapeutiques) étaient chargés de procurer et de distribuer les produits aux différents pays. La facilité COVAX, en particulier, a rapidement été en mesure de jongler avec des milliards de dollars américains. L'OMS a dû assumer la tâche ingrate du « renforcement des systèmes de santé », pour lequel peu de fonds ont été alloués, mais qui a été crucial à la rapidité de déploiement des programmes de vaccination dans de nombreux pays. Elle a joué un rôle important dans l'évaluation de l'efficacité et de l'innocuité des vaccins, des médicaments et des diagnostics achetés et distribués par l'ACT-A. En revanche, ses recommandations concernant la distribution équitable à l'échelle mondiale des vaccins initialement rares ont été délibérément ignorées. Les pays riches quant à eux ont accumulé des vaccins et n'ont commencé à distribuer dans un élan de générosité leur surplus de doses par l'intermédiaire de COVXAX qu'à partir du second semestre 2021, dans le cadre d'un geste caritatif très médiatisé.

Conflits entre États membres

Par ailleurs, cette autorité mondiale prétendument forte se retrouve aussi entre deux feux sur d'autres questions, notamment lorsque ses membres se querellent entre eux sur la tribune de l'OMS. Là encore, la pandémie COVID-19 n'a été que le point le plus visible : au conflit ouvert entre le gouvernement américain de Trump et la République populaire de Chine sur les questions de l'information en temps voulu et de l'origine du virus (animaux sauvages ou laboratoire de recherche) – en vérité un conflit bilatéral pour la force économique et l'influence régionale/mondiale – la Chine a répondu par une obstination à maintenir la souveraineté de l'État. L'OMS a bien tenté d'y remédier en lançant des offensives de charme diplomatiques classiques. En procédant de la sorte, elle a toutefois exacerbé la colère de Trump qui a brandi la menace d'un retrait et d'une suppression des ressources financières des États -Unis. Sa destitution fin 2021 a heureusement mis un terme à cette mesure.

Autre exemple de conflit entre les États membres : l'approche en matière de santé/droits sexuels et reproductifs. Dans ce domaine, les divergences d'opinion sont particulièrement marquées et s'expriment à travers la lutte pour l'inclusion de concepts tels que « l'éducation sexuelle » et la mention des « minorités sexuelles » comme groupes cibles des mesures de prévention. La délégation russe, par exemple, déplore à cet égard les « provocations » contenues dans les textes officiels et tente ainsi de forger des alliances susceptibles de l'aider à se défendre contre les critiques formulées à son encontre dans le cadre de la guerre en Ukraine, par exemple lorsque « l'alliance occidentale » condamne les attaques contre les infrastructures civiles et sanitaires dans le cadre de ses interventions plénières et de ses résolutions.

De fortes dépendances

L'OMS reste diplomatiquement prisonnière de tous ces dilemmes. Dans les faits, elle est une « servante » de ses États membres, qui déterminent le programme de travail et le financement de l’organisation. D'autant plus que l'OMS ne dispose d'aucun moyen pour inciter ses membres à appliquer les règles auxquels ils ont eux-mêmes souscrits. Cette réalité est apparue de manière dramatique lors de la pandémie et a été illustrée par le Règlement sanitaire international, lorsque les recommandations de l'OMS concernant la préparation à la pandémie, la lutte contre celle-ci et la fermeture des frontières ont été ouvertement ignorées par de nombreuses parties.

L'OMS courtise donc les États importants d'une autre manière, par exemple dans le cadre de nouveaux « projets phares ». Le Pandemic and Epidemic Intelligence Hub, mis en place en 2021 pour améliorer la mise en réseau des collectes de données en vue de la surveillance des pandémies, est essentiellement financé par l'Allemagne et siège donc à Berlin. Dans la même veine, la nouvelle Académie de l'OMS, un centre d'apprentissage permanent de pointe pour les professionnel:les de la santé, n’aurait pas été envisageable sans la contribution du gouvernement français et a donc été installée à Lyon. L'OMS ne pourrait pas gérer de telles initiatives avec ses ressources budgétaires habituelles.

Un financement incertain

La question centrale de savoir « Qui paie ? » est au cœur des préoccupations de l'OMS, de ses partisan:es comme de ses détracteurs:trices. Alors qu'en janvier 2022, le Conseil exécutif se félicitait de l'augmentation progressive des cotisations obligatoires des membres afin de financer à l'avenir 50 % du budget total par le biais des États membres (actuellement, ce taux n'atteint même pas 20 %), il est incertain, un an plus tard, si cette mesure pourra effectivement être mise en œuvre rapidement compte tenu de la récession, des conséquences économiques globales de la guerre russe contre l'Ukraine et de l'inflation croissante. Parallèlement, comme toujours, des parts importantes du plan budgétaire ne sont pas couvertes. La proposition de l'OMS d'organiser régulièrement une collecte de fonds (Replenishment) au lieu de chercher de nouveaux donateurs pour chaque programme individuel la met en concurrence directe avec les PPP. Or, ces derniers ont professionnalisé ce type de « spectacle de performance » au cours des 20 dernières années. Reste désormais à savoir si l'OMS pourra s'affirmer dans ce domaine malgré le retard qu'elle accuse.

La nouvelle « fondation de l'OMS », créée il y a deux ans, n'est pas non plus épargnée par des critiques bien fondées. Quiconque souhaite collecter des fonds auprès de riches particuliers et d'entreprises se retrouve rapidement en mauvaise compagnie. Les industries de l'armement et du tabac sont exclues par les statuts de la fondation, mais les groupes alimentaires problématiques tels qu'Unilever, Nestlé et Coca-Cola, dont le fast-food et les boissons sucrées sont critiqués pour avoir contribué à l'apparition d'importantes maladies chroniques, ne sont pas pour autant catégoriquement exclus.

Au cours de son histoire, l'OMS a connu de nombreux dilemmes et dépendances de ce type. Même la légendaire « Conférence d'Alma Ata » de 1978 au cours de laquelle le concept de soins de santé primaires (SSP) a été adopté, n'a eu lieu que parce que l'URSS, dans sa lutte pour la souveraineté d'interprétation dans le monde socialiste, voulait s'en prendre à la Chine et a donc fourni le financement de la conférence. Au moins, l'OMS a pu obtenir à l'époque que la conférence se tienne non pas à Moscou, mais dans la capitale régionale du pauvre Kazakhstan, où de solides expériences avaient été réalisées à travers des programmes d’accès aux soins primaires de santé.

L'effort peut être récompensé

Reste-t-il donc une raison de célébrer le 75e anniversaire de cette autorité sanitaire mondiale ? L'OMS reste aussi bonne et aussi mauvaise que le monde dans lequel elle existe. Ce serait la réponse la plus simple. Ce qui compte, c'est ce que l'on en fait, serait la réponse compliquée. Sans l'OMS, les responsables pragmatiques des PPP seraient totalement libres d'agir sans un organe régulateur au sein duquel on pourrait continuer à débattre du renforcement des systèmes de santé, de la répartition équitable des ressources entre les pays et du soutien nécessaire aux pays particulièrement touchés par les réalités de l'exploitation mondiale. Les droits des minorités et des groupes discriminés ne sont pas toujours susceptibles d’obtenir la majorité dans les résolutions de l'OMS. Néanmoins, la tribune que les États membres empruntent pour leurs batailles géopolitiques doit également être mise à profit pour celles et ceux qui, autrement, seraient encore moins entendu:es dans leurs propres pays.

Pour ce faire, il convient de développer au sein de l'OMS des alliances entre une société civile critique et des gouvernements partageant les mêmes idées. Le nouveau gouvernement brésilien a déjà présenté une initiative en faveur d'une résolution sur la santé des groupes et des peuples indigènes. La lutte pour occuper les espaces dans lesquels s'élabore la politique mondiale vaut la peine d'être menée - malgré tous les efforts et toutes les difficultés à surmonter.

Traduction: Rajosvah Mamisoa

Publié: 30. mars 2023

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