Ces dernières semaines marquent le cinquième anniversaire de la pandémie du coronavirus. C'est dans ce contexte que paraît le nouveau livre de l'historienne des sciences Edna Bonhomme, « A History of the World in Six Plagues » (Une histoire du monde en six épidémies). Nous nous sommes entretenus avec Edna Bonhomme sur la manière dont les épidémies façonnent les sociétés, le confinement comme moyen de contrôle étatique et de protection individuelle, le lien entre le deuil et la peur, et l'urgence de projets plus progressistes de solidarité mutuelle.

medico : Vous commencez votre livre par un récit très personnel de différentes maladies. Pourquoi était-il important pour vous d'écrire un livre sur l'histoire des pandémies ainsi que la manière dont les sociétés y ont fait face ?
Edna Bonhomme : Au début du confinement imposé en raison de la pandémie de COVID-19, comme beaucoup, j'ai dû réfléchir au sens de cette pause forcée et m'interroger sur le nouveau contexte social, cette maladie inconnue, ces règles sanitaires relativement nouvelles et appliquées à l’échelle internationale. Cette impression qu'il fallait rester à distance les uns des autres pour éviter de se contaminer. Cela m'a amenée à réfléchir non seulement à la situation que nous vivions, mais aussi à mes souvenirs d'enfance et à la façon dont nous en sommes influencés. D'une certaine manière, je me suis intéressée aux travaux de Sigmund Freud et aux mécanismes de l'inconscient pour comprendre le malaise dans lequel le confinement initial me mettait. J’ai essayé de comprendre le lien profond entre mes souvenirs d'enfance liés à l'enfermement et à ma manière de vivre le confinement en tant qu'adulte.
Néanmoins, il fallait adopter une perspective nuancée sur les formes de confinement, de quarantaine et leur lien avec la propagation et la lutte contre les épidémies, pas seulement dans le contexte du livre et du processus d'écriture, mais aussi d'un point de vue historique. Il fallait également comprendre comment la conscience, à bien des égards, a contribué à façonner la réaction des gens face au confinement et les circonstances politiques qui ont influencé cette réaction. En réfléchissant à cet équilibre fragile entre captivité et contagion, j'ai voulu mettre en évidence l'évolution des épidémies du XIXe siècle à nos jours. Et montrer comment celle-ci coïncide avec l'essor de l'industrialisation et la compréhension progressive, par l'humanité, de la théorie des germes et de la science. J'ai également voulu explorer comment les discours scientifiques ont contribué à influencer l'acceptation et la confiance du public envers la science et ses nombreuses formes, ou, dans certains cas, à susciter une résistance qui est ensuite devenue outil politique.
Vous affirmez que le confinement et la quarantaine sont des mesures de santé publique historiquement ancrées qui sont prises en cas de pandémie, tandis qu’en dehors des périodes de pandémie, celles-ci sont étroitement liées à l'incarcération de groupes socialement.
Les deux termes que j'utilise dans le livre, « confinement » et « captivité », ont différentes connotations selon l'interlocuteur. Ainsi, il y a d’une part, la captivité forcée, qui trouve ses racines historiques dans des institutions telles que l'esclavage et la servitude, qui se distingue par exemple des différentes formes médicales d'auto-confinement d’autre part ou, dans certains cas, du confinement réglementé par l'État, tel que la quarantaine qui, elle, consiste à restreindre la circulation des personnes, des animaux ou des biens afin de prévenir la propagation d'une maladie. Cette spécificité est essentielle, et pas seulement dans mon livre. Au quotidien, elle doit être clairement établie : à mon avis, le flou qu’il y a autour de certains de ces termes peut conduire, et a conduit par le passé à une mauvaise compréhension des différentes formes de confinement et de la manière dont elles ont pu être mises en place. C'est pourquoi j'essaie d'être très précise sur les différents types de confinement présentés. Tout d'abord, j'ai abordé le choléra et la mortalité maternelle dans le contexte de l'esclavage aux États-Unis, mais aussi, plus largement, dans les Amériques, où j'ai étudié l'esclavage. Ensuite, je me suis intéressée au rôle de Robert Koch et à ses recherches sur la maladie du sommeil en lien avec la question des camps de concentration en Afrique subsaharienne. Enfin, j'ai envisagé le lit de malade comme un lieu où une personne peut choisir, peut-être, une forme de confinement et trouver un refuge lorsqu'elle est malade sans y être contraint par l'État ou le pouvoir colonial. J'ai accordé une attention particulière à l'incarcération en prison en tant qu'espace de confinement, où le temps, l'espace, la capacité de choisir ce que l'on mange et quand on mange, ainsi que tous ces autres facteurs sont très restreints.
Et ainsi de suite. En examinant ces différentes formes de confinement, qu'elles soient imposées par l'État ou par soi-même, je soutiens qu'il est essentiel d'avoir des débats ouverts et clairs. Ces débats doivent être étayés par des preuves scientifiques, sur ce que signifie l'isolement médical lorsqu’il est nécessaire, par opposition à d'autres cas où il est possible de respecter la distanciation sociale ou même simplement d'offrir des conditions propices à la solidarité tout en essayant de réduire la propagation de certaines maladies infectieuses. En référence à l'un des chapitres où j'aborde la propagation du virus Ebola en Afrique de l'Ouest en 2014, ce qui était difficile à mon avis, c’est que certaines personnes ayant perdu des êtres chers ont voulu honorer leurs morts à travers des rituels. Se voir refuser cette chance les a privé de l'espace nécessaire pour observer des pratiques qui pourtant sont essentielles après un décès, dans le deuil et le chagrin. Peut-être aurait-on pu trouver un moyen de prévenir la propagation d'une maladie infectieuse tout en permettant aux familles de faire leur deuil ? Il est essentiel de drouver le juste équilibre entre s'adapter à un nouveau contexte et permettre aux gens de réfléchir à la propagation des maladies infectieuses. Cela permet également de renforcer la confiance des populations envers les autorités sanitaires, en particulier lors d'une épidémie.
Je suis d'accord : en 2014, certaines de nos organisations partenaires en Sierra Leone travaillaient avec des agents de santé communautaires, la plupart étant des femmes. Elles s'occupaient des malades tout en procurant des informations et un soutien émotionnel à leurs proches et à leurs amis. Elles ont ainsi instauré un climat de confiance grâce auquel les populations ont accepté les mesures de santé publique même si elles pouvaient se montrer critiques à l'égard des mesures de confinement très strictes qui leur étaient imposées.
Il est important d'être à l'écoute des préoccupations réelles des gens face à toute intervention médicale et de parler des maladies infectieuses, de leur transmission et des moyens de réduire autant que possible leur propagation. Si nous accordons de la valeur à la vie humaine, si nous affirmons vouloir offrir les meilleures chances possible à chacun pendant son passage sur cette planète, alors nous devons adapter les interventions médicales en conséquence afin de pouvoir soigner le plus grand nombre. C'est là l'objectif premier et la raison d'être même de la santé publique. À l'heure actuelle, nous assistons à une résurgence de la rougeole aux États-Unis, notamment au Texas, où l’épidémie une population moins vaccinée. Une partie du travail des scientifiques, des responsables de la santé publique, des éducateurs, des citoyens ordinaires, des infirmières et des médecins consiste à offrir un espace de débat ouvert tout en fournissant des approches fondées sur des preuves scientifiques qui permettent au gouvernement et à la population de mieux comprendre la santé publique.
Quel est le lien entre ces campagnes anti-vaccination, également menées durant la pandémie de COVID, et les récentes attaques menées à plusieurs niveaux par l'extrême droite contre le droit humain à la santé, non seulement vis-à-vis de l'OMS, mais aussi en renforçant une règle du silence mondiale et en ciblant particulièrement la santé des femmes ?
Une partie de la réponse réside dans le fait que les questions sanitaires sont étroitement liées à l'autonomie corporelle. Les questions des droits reproductifs et de l'accès à l'avortement sont les exemples les plus évidents de cette autonomie corporelle. L'extrême droite nie aux femmes enceintes le droit à l'autonomie corporelle en matière de reproduction tout en affirmant que toute forme d'intervention de santé publique concernant la vaccination ou l'isolement médical constitue une atteinte à cette autonomie corporelle.
Ce que vous avez écrit sur l'épidémie de la grippe de 1918 m'a assez frappé. Selon vous, les survivants de la guerre et de la grippe avaient en commun le traumatisme. Parler de traumatisme individuel ou collectif pendant la pandémie de COVID et dire que nous n'avons pas eu le temps de faire correctement le deuil de quelque chose qui nous manque, est-ce pertinent ?
C.S. Lewis, dans « Apprendre la mort », note que jamais personne ne lui a dit que le deuil ressemblait à la peur. Or, ici, c’est précisément ce qui s’est produit : des personnes en deuil n'ont pas trouvé de mécanisme pour véritablement guérir, à l’échelle individuelle ou collective, en tant que société. Dans certains cas, l'absence de deuil ou un deuil mal vécu s'est transformé en peur, en recherche de boucs émissaires, et bien d'autres choses encore. Certaines personnes sont encore en deuil. Comment examiner les formes non reconnues de détresse psychologique et de traumatisme ? Sur ce point, la gauche peut proposer une alternative appropriée : pourquoi ne pas offrir un soutien psychologique gratuit et universel aux personnes en détresse, peu importe la raison de ce désarroi, que ce soit la vie sous le capitalisme ou l'impossibilité de survivre ? Une personne peut souffrir d'une maladie chronique ou de douleurs et avoir besoin d'un soutien psychologique pour y faire face. L'extrême droite a su tirer profit de la détresse des gens et s'en servir pour rejeter la faute sur quelqu'un d'autre : les immigrés, les minorités ethniques, etc. La gauche devrait réfléchir à la manière de fournir et de revendiquer des formes de soins communautaires et de soutien psychologique qui ne soient pas impérialistes. Ce qui manque parfois dans les espaces de gauche, c'est une approche bienveillante des soins médicaux holistiques.
Est-ce cela que vous entendez par « défendre le communisme sanitaire » ?
Le terme « communisme sanitaire » a été adopté par Beatrice Adler Bolton et Artie Vierkant dans leur livre du même titre. Il expose des préoccupations réelles concernant la santé publique mondiale, le capitalisme et les industries de la santé qui rendent les gens malades. Quand j'envisage certaines formes de communisme sanitaire, il s'agit pour moi de veiller à ce que la santé et la médecine, en tant que ressources, ne soient pas privées ou soumises à des régimes capitalistes, mais réparties équitablement à l'échelle mondiale. Que l'on vive à Berlin ou à Kampala, la protection sociale ou ce que nous considérons comme faisant partie de celle-ci, comme le congé maternité, la période de convalescence après l'accouchement, les vaccins ou même les soins psychologiques : tout cela devrait être gratuit, accessible à tous et partout dans le monde. Et la charité n’a rien à voir là-dedans. Il ne s'agit pas de se dire « oh, je reçois ce soin de la part d'une organisation grâce à la générosité d'un don », mais plutôt de le considérer comme un droit humain auquel tout le monde a accès. Car en fin de compte, il s’agit de vivre dans une société où les ressources sont redistribuées et où la population décide de la manière dont ces ressources sont utilisées. Personne ne devrait avoir honte de recourir à des traitements médicaux qui sont souvent considérés comme vitaux. Je ne parle pas seulement des vaccins, mais aussi de l'accès à l'eau potable et à l'air pur. Pour l'instant, un tel mécanisme n'existe nulle part dans le monde. Nous devons nous demander comment créer un système où la nourriture, les ressources médicales et la nature sont accessibles à tous, et ce que cela signifie pour les populations du Nord : sans doute nous devrions renoncer à beaucoup de choses pour que le reste du monde puisse recevoir ce qui lui est dû.
Cela semble utopique dans le contexte actuel des bouleversements politiques qui nous placent plutôt dans une position défensive. Prenons l'exemple de l'arrêt du financement du PEPFAR et de l'USAID, qui a privé des millions de personnes de soins médicaux de base et les a obligés à choisir entre acheter de la nourriture ou des médicaments.
Oui, la réduction de l'aide étrangère américaine prépare le terrain à des épidémies, en particulier dans les zones instables du continent africain. Par exemple, le virus Ebola a récemment fait son apparition en Afrique de l'Est et en Ouganda, tandis que le MPOX a connu une légère recrudescence au Congo. La suspension de l'aide étrangère par l'administration Trump risque de rendre les personnes les plus vulnérables disproportionnellement exposées aux maladies infectieuses. À noter toutefois que cette aide était déjà soumise à de nombreuses restrictions : le financement de l'USAID n'était pas accessible aux organisations qui pratiquaient l'avortement ou dont les bénéficiaires étaient déclarés comme travailleurs du sexe. Tout cela soulève une question plus large : quelles sont ces conditions et ces limites, et qui détermine comment celles-ci sont mises en place ? Lorsque le gouvernement est impliqué, l'aide peut se limiter à la politique conservatrice d'un régime particulier. Cela étant dit, à l’heure actuelle, il est essentiel, à mon avis, de connaître l'historique de certaines de ces organisations d'aide étrangère, ce qu'elles ont apporté ou pas, les conditions qu'elles imposent et ce qu'en pensent les personnes sur le terrain. Mais au-delà, il s'agit pour les organisations de gauche de réfléchir activement à ces programmes de santé, à ceux qu'ils profitent ou nuisent, de travailler directement avec les populations sur le terrain et de construire des relations durables et significatives avec les populations du Sud. Il faut une alternative de gauche plus visible pour contester les conservateurs et les mesures et politiques draconiennes qui se profilent actuellement, non seulement aux États-Unis, mais aussi ailleurs.
Vous écrivez que des actions collectives contre les inégalités liées aux maladies ont toujours existé.
Oui. Le Freedmen’s Bureau en est un exemple, je le mentionne dans le premier chapitre sur le choléra et il a du moins a existé au XIXe siècle. D'anciens esclaves et Afro-Américains, une fois affranchis ont tenté de fournir des soins médicaux gratuits aux Noirs américains, estimant que la santé devait être un droit universel. Pendant une brève période de reconstruction, c'est-à-dire après l'émancipation des esclaves dans les années 1860 et 1870, des projets autonomes ont permis à de nombreux Afro-Américains de bénéficier de soins de santé gratuits. Cent ans plus tard, au sein du Black Panther Party, des citoyens américains qui avaient vécu et subi la ségrégation raciale sous Jim Crow ont estimé, dans leur manifeste, que la santé devait être érigée en priorité en rendant les soins de santé gratuits. Ils ont alors ouvert des cliniques pour prendre en charge de nombreux patients. Je cite ces deux exemples, mais il en existe beaucoup d'autres à l'échelle locale, notamment au sein de groupes féministes. Des collectifs de santé se sont formés dans les années 60 et 70, et pas seulement aux États-Unis. En nous informant sur ces mouvements de gauche, nous pouvons mieux comprendre ce qui a ou n'a pas fonctionné et comment faire émerger des mouvements qui favorisent l'entraide.
L'interview a été réalisée par Felix Litschauer. Il est chargé de mission Santé mondiale chez medico et s'engage avec nos partenaires en faveur de modèles de soins solidaires.