Commentaire

Le reste du monde et l’Occident

À propos des droits humains à une époque où l'hégémonie occidentale s'affaiblit et sur les raisons pour lesquelles ils doivent être décolonisés.

Par Tsafrir Cohen

Porter notre regard sur ce que l'on appelle les marges de notre monde peut en valoir la peine. C'est le long de ces frontières que nous voyons comment l'hégémonie occidentale dirigée par les États-Unis, dont le triomphe mondial fut célébré au plus tard avec la chute du mur de Berlin, est en train de s’effriter : Au Sahel, le Niger se joint au Mali et au Burkina Faso pour mettre fin à la présence française détestée dans le pays. Dans le même temps, une guerre d'usure se déroule à la frontière entre l'UE et la Russie, sans qu'aucune fin ne soit en vue. Alors que de nombreux pays du Sud n'approuvent en aucun cas la guerre d'agression de la Russie contre l'Ukraine, ils hésitent à soutenir l'Ukraine, en partie parce qu'ils ne veulent pas être mis dans le même sac que l'Occident et parce qu'ils considèrent le conflit comme une rébellion par procuration contre l'hégémonie des États-Unis et de l'Occident. L'importance de l'Occident dans l'économie mondiale diminue. Ce phénomène s'accompagne d'un déclin de l'influence politique et d'une rébellion en partie ouverte.

Ainsi, les « deux tiers du monde » bousculent l'ordre mondial qui était jusqu'à présent à l'avantage de l'Occident. Même si l'hégémonie occidentale menée par les États-Unis, qui exerce son monopole sur le pouvoir mondial, comportait bien une promesse de progrès, le projet manquait cruellement de crédibilité. La démocratie, la liberté et les droits humains étaient les promesses, mais en même temps, il n'y avait aucune offre réelle pour en faire une réalité pour la plus grande partie du monde. Au contraire, les promesses ont été détournées pour défendre et imposer le mode de vie impérial de l'Occident.

Mais la nouvelle ère qui se dessine est également ambivalente.  La « libération » de l'ancienne puissance coloniale au Niger n'est pas le fait d'une société qui s'émancipe, mais d'une junte militaire. Les efforts légitimes visant à briser le dollar américain et, par conséquent, la suprématie financière de Washington, doivent maintenant être soutenus par un groupe de pays, les BRICS, élargi aux États autocratiques d'Arabie saoudite, d'Iran et d'Égypte. Parmi ces États, la Chine en particulier – qui a sorti des centaines de millions de personnes de la pauvreté et s'est transformée en un géant économique avec sa promesse autoritaire de progrès – se positionne comme une antithèse mondiale des États-Unis. Or, loin de créer un nouvel ordre, la rivalité entre les deux grandes puissances engendre plutôt une nouvelle confusion dans laquelle un certain nombre de puissances régionales comme la Turquie ou l'Arabie Saoudite s'efforcent de construire des réseaux horizontaux en fonction de leurs intérêts.

Critique des droits humains

Dans ce contexte, les droits humains sont de plus en plus ouvertement rejetés comme un outil dont l’Occident se sert pour assurer sa propre domination et poursuivre ses propres intérêts. Si l'on se penche sur l'histoire du discours sur les droits humains depuis leur Déclaration universelle il y a 75 ans, on constate que cette suspicion n'est pas dénuée de fondement. Dans les décennies qui ont suivi, ce sont précisément les États colonisés qui ont fait avancer la revendication et la judiciarisation des droits humains et été en mesure de façonner, dans l’ombre de la guerre froide, le débat à ce sujet. Ces États ont surtout œuvré afin d’instaurer des droits collectifs tels ceux exprimés dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, notamment le droit au développement ou le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Ainsi, ils ont espéré un monde plus juste dans lequel l'autodétermination post-coloniale semble alors possible pour la première fois.

Avec l'échec des projets post-coloniaux et socialistes et alors que les États-providence européens s’estompaient dans le brouillard des politiques néolibérales, une nouvelle lecture des droits de humains s’est imposée à partir de la fin des années 1970 dans le monde anglo-saxon, puis au plus tard à partir de 1989 dans l'ensemble de l'Occident. Cette nouvelle lecture a complètement mis de côté les droits sociaux et économiques et réduit les droits humains à des droits individuels et civiques. « Les droits humains individuels, explique l'historien Stefan-Ludwig Hoffmann, gagnent ainsi du terrain dans un monde caractérisé par une crise des institutions de solidarité et par un nouveau type de capitalisme financier qui creuse toujours plus l'écart entre les riches et les pauvres ». Les droits de humains deviennent alors les outils de la libre économie de marché et d'une mondialisation débridée.

Mais la politique occidentale n'a pas seulement contribué à évincer du discours les droits humains sociaux et économiques. Les droits humains individuels ont également perdu de leur crédibilité. La cynique mise en avant des droits des femmes par l'administration Bush pour blanchir sa propre politique en Afghanistan n'est que l'exacerbation grotesque d'une pratique courante. À cela s'ajoutent des doubles standards : le droit dans le droit humain suggère que personne ne peut être au-dessus de la loi. Or, un simple coup d'œil rapide dans la presse suffit pour savoir que ce que les alliés de l'Occident comme l'Arabie saoudite, la Turquie ou Israël ont le droit de faire est loin de s'appliquer à leurs rivaux iraniens ou russes.

Les droits humains pour tous:toutes

Pourtant, même s'ils sont actuellement mis à mal, les droits humains doivent être défendus à tout prix, car nous « ne pouvons pas ne pas les vouloir », comme le dit théoricienne indienne Gayatri Chakravorty Spivak. Après tout, ils constituent le cadre qui nous permet de revendiquer la liberté et l'égalité de tous:toutes , en tout lieu et en tout temps. Face à ces critiques légitimes, il convient toutefois de passer au crible le discours occidental ambiant sur les droits humains et les pratiques qui l'accompagnent, afin de mettre en lumière les contradictions des postulats qui prétendent être universels et qui, pourtant, sont fondés sur des rapports de force politiques, sociaux et économiques eurocentriques et sur des mentalités encore marquées par le colonialisme.

Sur cette base, notre compréhension des droits humains doit être réajustée. Les droits humains et civiques ne peuvent pas être accordés ou imposés « d'en haut », mais sont toujours le résultat d'un processus ouvert d'autonomisation qui réinterprète, élargit et concrétise en permanence les droits humains et civiques. Il s'agit donc d'un processus démocratique et, par conséquent, entièrement politique. Ce processus ne doit pas être dirigé par les puissants. Au contraire, comme dans tout processus démocratique, les personnes concernées doivent être présentes à la table des négociations. C'est pourquoi les droits sociaux et économiques, le droit au développement ou à la santé, que les pays du Sud ont fait progresser, doivent redevenir des références centrales en matière de droits humains. Sans cela, tous les droits humains sont dépourvus de fondement matériel et ne signifient rien, apparaissant alors comme des droits de privilégié:es.

Ce n'est donc que dans leur globalité que les droits à l'égalité économique et sociale et les droits à la liberté individuelle permettent de percevoir les droits humains des différentes parties du monde comme un cadre de référence solidaire et émancipateur. Les envisager dans leur ensemble rend difficile la cooptation des droits humains par une politique étrangère « fondée sur des valeurs » qui, en réalité, n'est rien d'autre qu'une politique de puissance déguisée sur le plan discursif. Cette lecture peut également servir de boussole pour les révolutionnaires trop zélés, ignorant sans doute le fait historique que les grands projets progressistes comme le communisme ou la décolonisation se sont souvent transformés en projets autoritaires. Elle peut aussi être utilisée pour contrer les arguments courants qui abusent des discours anticoloniaux pour dénoncer les droits humains comme une importation occidentale et ce, dans le seul but de priver leur propre population de leurs droits fondamentaux.

Comment faire des droits humains une réalité

En écrivant depuis Johannesburg, je perçois la fierté que les Sud-Africains:es éprouvent pour leur Constitution. Adoptée après la fin de l'apartheid, elle est considérée comme étant la plus progressiste au monde, adoptée et garantit une multitude de droits humains. Mais en même temps,  j'entends leur énorme déception face à une vie réelle marquée par une violence d'État croissante, des inégalités inconcevables, une pauvreté et un désespoir galopants. Il existe un fossé énorme entre les promesses de la Constitution et la réalité dans laquelle vivent les gens. Il en va de même pour les droits humains en général. Il y a donc lieu de se demander quel est leur sens et pour cela, seul compte le degré de leur réalisation.

Aux nombreuses personnes qui désespèrent de la réalité et se détournent des droits humains, nos partenaires de la communauté sud-africaine des droits humains répondent que les outils juridiques des droits humains sont le dernier refuge dont disposent les marginalisé:es de nos sociétés face aux puissants, à l'État et à l'économie. La solution n'est pas de se désolidariser des droits humains mais plutôt de réaliser que les organisations de défense et les avocats:es des droits humains, c'est-à-dire l'ensemble de la profession spécialisée dans les droits humains, n'ont de marge de manœuvre que celle que la société leur accorde à travers son soutien.

Les droits ne sont jamais donnés, mais toujours acquis à l’issue d’un processus de négociation, d'organisation et de mobilisation aussi bien des militant:es que de larges pans de la population. Solidarité et résistance sont ainsi les maîtres-mots. Ces deux notions fondamentales ont disparu de notre discours sur les droits humains. Il est urgent de les y réintégrer.

Publié: 13. septembre 2023

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