Complexe de Moria

Une politique d'externalisation

Le système des camps et des privations de droits se pare d'une nouvelle qualité. Un bilan après 5 ans de « l'accord UE-Turquie ». Par Maximilian Pichl.

Le 20 mars 2021 marque la cinquième année écoulée depuis l'entrée en vigueur de l'accord UE-Turquie, adopté deux jours plus tôt, le 18 mars 2016. Avec cet arrangement, l'UE et ses États membres poursuivaient le but et l'objectif d'empêcher les réfugiés de traverser la mer Égée. Dans le même temps, des complexes de camps ont été construits sur les îles grecques, qui sont rapidement devenus surpeuplés et où règnent encore aujourd'hui des conditions inhumaines, souvent décrites comme catastrophe humanitaire. Par conséquent, les îles ont été le théâtre d'une intervention humanitaire sans précédent au regard des normes européennes, assurée par des organisations internationales telles que l’ UNHCR et d'innombrables organisations privées. Mais Moria et les autres camps des îles grecques ne sont pas le résultat d'une catastrophe quasi-externe et imprévue mais plutôt d'une politique d'externalisation qui caractérise la politique européenne de contrôle des migrations depuis maintenant 30 ans. Et même après l'incendie de l'ancien camp près de Moria sur Lesbos de l'année dernière, le complexe de Moria est maintenu.

Un système d'accueil non solidaire

Depuis 30 ans, les ministères de l'intérieur européens poursuivent un seul objectif en matière de politique de contrôle des migrations : sur le papier, il s'agit de préserver le droit individuel à l'asile, qui est notamment codifié à l'article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l'UE. Dans les faits, les réfugiés ne doivent pas avoir accès à une procédure d'asile à part entière. La politique d'externalisation remonte également aux origines du régime d'asile européen commun. À la fin des années 1990 et au début des années 2000, les États membres de l'UE ont négocié des règles européennes en matière d'asile. Des conflits sont apparus autour du règlement dit de Dublin qui à ce jour réglemente encore le lieu où les demandeurs d'asile dans l'UE doivent effectuer leur procédure d'asile. Entre autres choses, un État membre de l'UE devient responsable de la procédure d'asile s'il ne parvient pas à empêcher un demandeur d'asile d'entrer illégalement sur le territoire européen. Dès le processus de décision initial sur le règlement de Dublin, les gouvernements italien et grec ont critiqué avec véhémence ce système d'accueil non solidaire, mais ont finalement dû accepter les règles sous la pression des États d'Europe centrale et dominants de l'UE. Se sont alors imposés les partisans d'une fermeture rigoureuse des frontières d'États tels que la France, la Grande-Bretagne et l'Allemagne.

Depuis lors, les États frontaliers extérieurs tentent, par le biais d'accords bilatéraux, de transférer à des pays tiers non européens la responsabilité de l'accueil des réfugiés que l'Europe centrale leur a confiée en exclusivité. Pour la Grèce, cette politique d'externalisation a eu des répercussions massives. Comme à l’instar de ceux conclus entre l'Italie et la Libye, les accords frontaliers en Méditerranée fonctionnaient temporairement, vers la fin des années 2000, les itinéraires migratoires se sont de plus en plus déplacés vers la Grèce qui en tant que pays d'émigration ne disposait ni de lois sur l'asile ni d'un système d'accueil opérationnel. À leur arrivée, les réfugiés subissaient parfois des détentions arbitraires et des conditions d'accueil inhumaines. À l'époque déjà, l'île de Lesbos était sous les feux de la rampe. Dans le camp de Pagani se sont produits des incidents particulièrement graves de traitement inhumain, y compris à l'égard de réfugiés mineurs. Le gouvernement grec a fermé le camp fin 2009 suite à une grève de la faim des réfugiés et à une pression publique accrue. Au cours des années suivantes, la Grèce est restée l'une des principales destinations des réfugiés fuyant vers l'Europe, sans que les conditions d'accueil ne s'améliorent de manière significative. De plus en plus, le gouvernement grec a réagi par la répression sous des formes de refoulement brutal, tout d'abord principalement dans la région d'Evros. En 2011, la Cour européenne des droits de l'homme, puis la Cour de justice de l'Union européenne ont jugé que les renvois de demandeurs d'asile vers la Grèce en vertu du règlement de Dublin étaient contraires au droit européen et international.

Des dizaines de milliers chaque semaine

La répression des soulèvements connus en Occident sous le nom de « printemps arabe», l'escalade mondiale dans les régions déchirées par la guerre et la crise, et la réduction par la communauté internationale du financement de l'approvisionnement matériel des camps de réfugiés dans les régions voisines, ont provoqué une augmentation sans précédent des mouvements de réfugiés vers l'Europe à partir de 2014/15. Chaque semaine, des dizaines de milliers de personnes ont fui vers les îles grecques de la mer Égée via la Turquie. Le gouvernement grec du parti de gauche Syriza a temporairement mis fin aux opérations de refoulement des gouvernements précédents. De cette façon, encore plus de personnes ont réussi à atteindre les îles et de là, à fuir vers l'Europe centrale.

Le fait que des camps de détention et d'emprisonnement de personnes en quête de protection soient établis sur les îles grecques depuis 2016 s'inscrit dans une politique d'externalisation des contrôles migratoires, désormais vieille de plusieurs décennies. Dans le cadre de cette politique, la Grèce a toujours dû servir de mandataire pour les intérêts des États membres d'Europe centrale. Les accords bilatéraux, les hotspots et les centres de détention, tels que ceux installés à Chios, Kos, Lesvos et Samos sur l'insistance de l'UE, ne sont pas des instruments fondamentalement nouveaux de la politique de contrôle migratoire. Et pourtant, le système de camps et de privation de droits inhérent au «complexe de Moria» s’est dotée d’une nouvelle qualité.

Les centres d'enregistrement deviennent des prisons

L'UE et les États membres ont réagi aux mouvements de réfugiés de 2015 en tentant de reproduire une politique qui a déjà manifestement échoué : l’externalisation. Donald Tusk, alors président du Conseil européen, a déclaré que " l'époque de l'immigration irrégulière " était révolue. Un accord a été trouvé avec la Turquie, principal pays de transit, pour rapatrier les réfugiés en Turquie en échange de l'acceptation exclusive de réfugiés syriens dans l'UE, selon un mécanisme biunivoque.
« L'accord UE-Turquie » et l'approche européenne des hotspots ont transformé les centres d'enregistrement grecs sur les îles en prisons.

Des camps tels que ceux qui sont apparus par la suite sur les îles grecques existaient déjà (et existent toujours) sous une forme similaire dans des pays tiers non européens comme la Mauritanie ou la Tunisie. Jusqu'à présent, l'UE avait réussi à les maintenir à l'écart du territoire européen. Dans son ignorance néocoloniale, le public européen s'est peu intéressé à ces camps géographiquement éloignés. L'approche des hotspots a été une tentative, notamment de la part des États d'Europe centrale, de résoudre le problème de l'inefficacité et de l'instabilité de la politique d'externalisation. Au lieu d'enfermer les réfugiés dans des camps situés dans des pays tiers, il fallait désormais les arrêter aux frontières extérieures de l'Europe. Or, selon qu'il a été construit à l’extérieur ou à l’intérieur de l’Europe, la localisation de ces camps fait toute la différence. En effet, l'Europe a mis en place un droit européen des réfugiés, avec des normes d'accueil et des droits procéduraux correspondants. C'est pourquoi la politique traite les hotspots des îles grecques précisément non pas comme des camps sur le territoire européen, mais comme des camps hors de l'UE. Si l'UE était réellement guidée par les droits de l'homme qu'elle s'est elle-même fixés, elle ne s’autoriserait pas à maintenir ni à tolérer un tel système de camps.

En réalité, les réfugiés et les demandeurs d'asile disposent de tout un ensemble de droits en vertu de la Convention de Genève sur les réfugiés et de la directive européenne sur l'accueil. Droits qui contrastent fortement avec les conditions régnant sur les îles et à l’intérieur des camps. Le problème est qu'il n'est guère possible de les faire respecter d'un point de vue juridique. Pour que des droits soient effectifs, il faut les faire valoir, et pour cela, il faut des ressources et un accès aux recours juridiques. Or, les autorités grecques se sont montrées habiles à empêcher des procédures d'importance fondamentale devant les tribunaux à un stade précoce et à bloquer l’application de jugements favorables. En janvier 2021, la Cour européenne des droits de l'homme a effectivement admis une affaire portée par huit réfugiés de camps situés sur quatre îles et adressé des questions au gouvernement grec. Un succès juridique provisoire, mais qui ne permet toujours pas de tenir l'UE elle-même pour responsable des conditions de vie sur les îles - en fin de compte, la Grèce serait à nouveau punie par procuration. Et même si la Cour européenne des droits de l'homme devait se prononcer sur les conditions de vie dans les camps, sa décision se ferait probablement attendre pendant encore trois ans. L'arrêt porterait alors sur une situation révolue, dénonçant des conditions dans des camps qui n'existent plus.

La véritable perte de contrôle

Cinq ans après l'"accord UE-Turquie" et l'introduction des hotspots, on peut affirmer que la politique d'externalisation a engendré sur les îles grecques une structure de non-compétence et une culture d’irresponsabilité systématique de la part des acteurs politiques. Ces responsabilités doivent pourtant être clairement énoncées : celle de l'UE, qui a appliqué l'approche des hotspots sur les îles et y intervient directement avec l'autorité européenne en matière d'asile et Frontex ; celle du gouvernement fédéral allemand et d'autres États membres d'Europe centrale, qui ont vigoureusement poussé «l'accord UE-Turquie» et bloquent les voies légales pour les réfugiés des
îles ; celle du gouvernement grec, qui gère le camp en tant que partie prenante et ne prend aucune mesure pour modifier les conditions inhumaines qui y règnent ; et, enfin, celle de certaines organisations humanitaires privées, qui soutiennent le système des camps par un engagement douteux au lieu de le critiquer et de contribuer à y remédier.

En définitive, une argumentation fondée sur les droits de l'homme n’est même pas nécessaire pour conclure que ni le système des camps ni l'accord n’a jamais fonctionné. Même du point de vue des acteurs favorables à ayant l'ordre, au contrôle et à la bonne gouvernance, «l’accord UE-Turquie» et les hotspots de l'UE constituent un échec colossal. Alors que «l’été de la migration» est assimilé à une prétendue perte de contrôle par tous les partis politiques et que la phrase «2015 ne doit pas se répéter» est devenue un véritable mantra politique, c'est la politique d'externalisation, avec ses conséquences dévastatrices sur les îles grecques qui constitue la véritable perte de contrôle. Affirmer que les conditions de vie à Moria sont une «catastrophe humanitaire» masque le fait que le «complexe de Moria» est le résultat de décisions et de calculs politiques, et empêche toute possibilité de placer les droits des réfugiés au centre du débat social.

Le texte contient des extraits de l'étude «Le complexe de Moria : irresponsabilité, incompétence et privation de droits cinq ans après ‘l’accord UE-Turquie’ et l'introduction du système de hotspot», que l'auteur a réalisée pour le compte de medico.

Publié: 17. mars 2021

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