Syrie

Un jugement historique

Un tribunal de Coblence condamne le directeur d'une prison de torture syrienne. Un entretien avec l'avocat Anwar al Bunni sur ce succès de la diaspora.

medico : Après 107 jours de procès, le tribunal régional supérieur de Coblence a condamné mi-janvier à une lourde peine de prison Anwar Raslan, qui était jusqu'en décembre 2012 le directeur de la tristement célèbre prison de torture « Branch 251 » à Damas et qui a été accusé de 4 000 cas de torture et de 58 cas de meurtre. Comment jugez-vous les procédures judiciaires en Allemagne relatives aux violations des droits de l'homme en Syrie ?

Anwar al Bunni : La condamnation d'Anwar Raslan à Coblence est un événement historique. C'est la première fois qu'un membre haut placé du régime syrien est condamné pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité. La torture et les arrestations sont les principaux moyens de répression du régime syrien. Depuis 2011, plus d'un million de Syriens ont été arrêtés et toutes les personnes arrêtées sont torturées. À ce jour, 105 000 personnes ont disparu des centres de détention. Personne ne sait si elles sont encore en vie. Les armes chimiques utilisées en Syrie ont coûté la vie à 6 000 personnes. L'arme de la détention et de la torture a coûté au moins 70 000 vies. C'est pourquoi le jugement de Coblence sur la torture est si capital. Il est également historique parce que pour la première fois, la justice prime sur une solution politique ou militaire. Jusqu'à présent, c'était l'inverse: les circonstances politiques décidaient qui devait être jugé et qui bénéficiait d'une amnistie pour des raisons d'opportunité. Dans le cas présent, c'est différent.

D'autres procès sont également en cours contre des suspects syriens. Lesquels sont les plus importants ?

Un procès vient de s'ouvrir à Francfort. Le prévenu a effectué son service militaire à l'hôpital militaire de Homs et a ensuite rejoint la sécurité militaire à Damas. Il est accusé d'avoir torturé des membres de l'opposition. Certaines de ses victimes l'ont identifié. En été, un autre procès aura lieu en Allemagne contre un membre d'une milice palestinienne qui a combattu aux côtés du régime dans le camp de Yarmouk. L'homme travaillait à un poste de garde qui contrôlait l'accès au camp. Il est accusé de torture et du meurtre d'au moins neuf personnes. Il aurait blessé par balle plus de 30 personnes et violé plusieurs femmes dans la mosquée située à côté du point de contrôle. En tant qu'avocats, nous travaillons avec les autorités allemandes, néerlandaises, belges, autrichiennes et suédoises afin de faciliter de nouveaux procès.

Vous avez recueilli les témoignages. Ces personnes, qu’elles soient victimes et coupables, sont-elles toutes issues de la diaspora syrienne en Europe ?

Soit les victimes ont reconnu les auteurs, soit ces derniers ont été découverts d'une autre manière et les victimes ont pu les identifier grâce à des photos. Nous ne recueillons pas seulement des témoignages, mais aussi des preuves provenant des médias sociaux ou d'autres organisations qui documentent les événements de manière à ce que nous puissions les utiliser devant les tribunaux. Nous travaillons également en étroite collaboration avec la Commission internationale indépendante d'enquête sur la République arabe syrienne, créée par l'ONU, ainsi qu’avec d'autres institutions internationales.

Serait-il juste de dire que la diaspora syrienne possède sa propre sorte d'infrastructure paraétatique dans des organisations comme la vôtre, au sein de laquelle le droit émerge – malgré l'exil ?

C'est tout à fait cela. De nombreuses organisations syriennes ont documenté des crimes ou fait du lobbying dans le passé. Ce sont des activistes. Mais pour que  justice soit rendue, il faut des avocats, afin de garantir des preuves juridiquement recevables et d'obtenir des témoignages légalement valables. C'est pourquoi notre organisation ne compte que des avocats, ici et en Syrie. Actuellement, nous formons 30 avocats syriens à travers toute l'Europe à la collecte de preuves et à la documentation de témoignages de manière à ce que ceux-ci soient juridiquement valables en Europe.

Comment voyez-vous le rôle de la justice allemande ? Ces procès sont-ils une nouvelle forme de droit transnational ?

La possibilité d'une juridiction universelle a été ajoutée à la Loi fondamentale en 2002. D'autres procès internationaux ont déjà eu lieu. Des unités policières et juridiques spéciales ont été créées en Allemagne, qui enquêtent depuis sur les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité. Jusqu'à présent, la plupart des enquêtes menées par ces unités n'ont toutefois pas abouti devant les tribunaux, pour diverses raisons. Le fait que l'on ait réussi pour la première fois à mener et à conclure une procédure judiciaire est également dû au fait qu'il existe une très grande diaspora syrienne en Allemagne.

Pourquoi les auteurs de crimes ont-ils quitté la Syrie ?

Nous avons fait une étude au sein de la diaspora syrienne qui s'est formée en Allemagne après 2015 et constaté que 60 à 70 % des personnes n'ont pas fui parce qu'elles avaient des problèmes avec le régime Assad. Beaucoup de ceux qui ont réellement fui Assad n'ont souvent pas l'argent nécessaire pour se rendre jusqu'en Europe. Ils vivent en Turquie ou au Liban. La plupart des personnes qui ont fui en Europe voulaient échapper au service militaire ou à la misère économique. Nous avons même reçu des informations selon lesquelles le régime d'Assad aurait envoyé des fidèles en Europe afin d'avoir accès à une communauté de soutien fidèle. C’est le cas par exemple d’Anwar Raslan, qui a été condamné à Coblence. Il a été envoyé ici par le régime qui lui a confié une mission spéciale. Jamais des criminels comme lui n'auraient pensé qu'il pourrait leur arriver quelque chose ici. Après tout, on dit que la Cour pénale internationale (CPI) ne s'occuperait pas des crimes syriens en raison du veto de la Russie et de la Chine. Toutes les personnes à présent accusées vivaient dans une situation confortable. Le fait que ce procès ait eu lieu et qu'il se soit terminé par un verdict a surpris tout le monde, même les victimes. La grande importance du procès de Coblence réside également dans le fait qu'il n'a pas été initié par la communauté internationale, mais grâce à la volonté des victimes. Le procès de Coblence fait partie des plaintes pénales déposées par une centaine de Syrien:nes en Allemagne, en Autriche, en Suède et en Norvège. Cela ne s'était jamais produit auparavant.

Que signifient ces procès pour la diaspora européenne qui est manifestement très diverse ?

Quiconque croit en une Syrie démocratique se félicite de ces procès. De même, toute personne ayant commis des crimes a désormais peur. Nous estimons que plus d'un millier de criminels de guerre vivent ici, issu non seulement du régime, mais aussi d'ISIS et de ses groupes armés. Nous essayons d'enquêter sur tout cela. Le procès a également un impact sur la communauté syrienne qui vit depuis longtemps en Allemagne et parmi laquelle se trouvent des partisan:es d'Assad. Ils croyaient à la propagande du régime, telle qu'elle était diffusée par les médias d'État. Ce processus a bouleversé les représentations et certitudes dominantes. Que signifient ces procédures pour une future Syrie ? Il est désormais clair que les relations avec ce régime et ses criminels ne peuvent pas être normalisées. Désormais, il n'y a plus seulement des accusations, mais des jugements définitifs. Il s'agit de crimes contre l'humanité. Et il y aura d'autres procès pour le confirmer.

Interview : Katja Maurer, Traduction: Rajosvah Mamisoa

Depuis de nombreuses années, medico international soutient le travail de dénonciation des violations des droits de l'homme dans les prisons syriennes. Ses activités incluent également l'assistance juridique pour les détenu:es en Syrie et le soutien au travail du MENA Prison Forum. Ce dernier se charge de la réflexion sur le système carcéral en tant que méthode de domination systématique au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.

Publié: 29. mars 2022

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