Droits des travailleurs en Asie du Sud-Est

Un début

Les confinements ont une fois de plus mis en évidence le maillon faible des chaînes de valeur mondiales. Par Thomas Rudhof-Seibert

Le premier confinement au printemps 2020 avait déjà fait voler en éclats les chaînes de fabrication et d'approvisionnement globales et paralysé l'hyperproduction du marché mondial. Les perdant(e)s ont été les travailleurs(ses) au socle de la mondialisation. En l'espace de quelques jours, les géants du commerce mondial ont annulé leurs commandes aux usines textiles d'Asie du Sud, plongeant ainsi des millions de travailleurs(ses) et leurs familles dans l'extrême misère. Certes, parmi les millions de pauvres des mégapoles, celui ou celle qui réussit à trouver un emploi dans le textile a peut-être touché le gros lot. Mais la chute dans l'oubli social, le sans-abrisme et la faim peut littéralement survenir en l'espace d'un claquement de doigts. Une chose est claire : ceux et celles qui ont construit leur vie à force de labeur ne peuvent pas faire du coronavirus le premier de leurs soucis : quand on se retrouve dans la rue, sans rien à se mettre sous la dent, on n'a plus de larmes à verser sur le risque de contracter non pas telle ou telle maladie (choléra, typhoïde, tuberculose) mais telle ou telle autre (Covid-19). La fermeture de leurs usines a contraint les ex-ouvriers (ières) à errer dans les rues de leurs mégapoles à la recherche de nourriture  ou, avec un peu de chance, d'un petit boulot de journalier. Masques obligatoires, distanciation sociale, Leave No One Behind ? What the fuck !

Face à cette situation, la Fédération syndicale nationale pakistanaise (NTUF) et la Fédération nationale des travailleurs (ses) de l'habillement du Bangladesh (NGWF), organisations partenaires locales de medico, ont réaffecté les fonds destinés au travail syndical à l'approvisionnement en denrées alimentaires. La fin du confinement du printemps 2020 n'a pas permis à toutes les personnes licenciées de retrouver leur emploi, loin s'en faut, et de nombreuses usines sont restées fermées. Le retour à un semblant de normalité, qui en réalité serait davantage détériorée,   est soumis aux conditions effroyables de l'injustice mondiale en matière de vaccins : si les acheteurs(ses) européen(ne)s de textiles d'Asie du Sud peuvent bientôt espérer d’être vacciné(e)s, la situation au Pakistan et au Bangladesh est nettement plus précaire. Il n'existe aucun engagement contraignant en matière de fourniture de vaccins.

Chaîne d’approvisionnement, si seulement

En Allemagne, cela nous amène à la très controversée loi sur les chaînes d'approvisionnement, qui, une fois adoptée par le Bundestag, doit s'appliquer à partir de 2023. Si dans première version, la loi prévoyait encore de « garantir la protection des droits de l'homme internationalement reconnus et de l'environnement dans les chaînes de valeur mondiales », elle déclare dorénavant de façon non contraignante : « Une loi sur la chaîne d'approvisionnement vise à obliger les entreprises basées en Allemagne à honorer leur responsabilité dans les chaînes d'approvisionnement et de valeur à l'avenir. » Alors que la première ébauche était sans équivoque et imposait à toutes les entreprises comptant 250 employés ou plus d'assurer la protection des droits de l'homme et de l'environnement, elle ne s'applique désormais qu'aux entreprises d'au moins 3 000 employés, et à partir de 2024 également à celles de plus de 1 000 employés. Avec moins de salariés, l'entreprise s'en tire à bon compte et bénéficie de l'impunité. « Impunité » est le mot juste. En effet, alors que l'engagement sans équivoque en faveur des droits de l'homme figurant dans le premier projet était censé s'appliquer de façon cohérente à « l'ensemble du cycle de vie d'un produit ou d'un service constituant la chaîne de valeur », il ne s'applique désormais qu'à « la propre unité commerciale de l'entreprise » et aux premiers fournisseurs. Pour ce qui est de la chaîne d'approvisionnement, la seule exigence est que toute violation des droits de l'homme doit être examinée dans le cadre d'une « analyse des risques » si des plaintes émanant du deuxième, cinquième ou huitième maillon de la chaîne parviennent à l'entreprise allemande.

Bien qu'elle soit édulcorée et n'ait pas encore fait l'objet d'un examen approfondi, cette loi permettra de garantir que les droits de l'homme et les droits du travail universels ne seront plus violés de façon flagrante dans le cadre de la production mondiale destinée à satisfaire les commandes allemandes, comme c'est actuellement le cas dans de nombreux pays. Les violations pourront alors non seulement être critiquées publiquement, mais aussi faire l'objet de poursuites devant les tribunaux allemands. Les entreprises reconnues coupables se verront infliger des amendes. Sur le plan politique, deux points sont à retenir : tout d'abord, il est clair que la majorité de la société souhaite cette loi - un succès politique, également dû à des campagnes comme celles sur les épouvantables catastrophes survenues dans les usines textiles, l'incendie d'Ali Enterprises au Pakistan en 2012 et l'effondrement de l'usine Rana Plaza au Bangladesh l'année suivante. Ensuite, des études menées par le gouvernement allemand ont publiquement prouvé que seule une infime minorité d'entreprises allemandes respectent leur "devoir de diligence" en matière de droits de l'homme et de droit du travail. Les conclusions sont si claires qu'elles ne sauraient être ignorées.

Des luttes anticapitalistes d'un nouveau genre

Tout comme la loi allemande sur le devoir de diligence, son équivalent européen et le « Binding Treaty » auquel aspire l'ONU seront également insuffisants. Tous trois ne sont au départ que de mauvais compromis et ne répondent pas aux besoins. Si les lois et le traité peuvent néanmoins devenir des succès, ce sera grâce à un changement dans notre façon de combattre la misère : en plaçant sur le principe les droits de l'homme devant la mondialisation capitaliste ; en transformant ainsi une lutte qui a été historiquement perdue en tant que lutte particulière (du travail) en une lutte universelle au sens le plus complet du terme portant sur la forme et la matière de la mondialisation elle-même. Ainsi se profile l'aube d'une lutte anticapitaliste d'un nouveau genre. Elle fera ses preuves avec les sujets qui la dirigent et avec ceux et celles à qui elle s'adresse.  Si la lutte contre l'exploitation capitaliste est menée comme une lutte pour les droits de l'homme, elle n'est plus seulement une lutte de classe et certainement plus une lutte de travail. Les usines ne seront plus l'épicentre. La lutte sera menée tout au long des chaînes de production et d'approvisionnement, par ceux et celles qui sont approvisionné(e)s et par ceux et celles qui produisent ce qui est approvisionné. Ceux et celles qui rejoignent la lutte pour les droits de l'homme répondront alors à la question à laquelle chaque être humain est confronté : « Dans quel genre de monde voulons-nous vivre ? ».

À cet égard, les campagnes émergeant suite aux catastrophes de 2012/2013 ont anticipé, non seulement à travers leur discours sur les droits de l'homme, mais aussi à travers leur composition subjective, ce que nous verrons, espérons-le, plus souvent. En effet, elles ont rassemblé tant des militant(e)s syndicaux(cales) d'Asie du Sud que des militant(e)s solidaires critiques de la mondialisation des pays approvisionnés. Ce qui était vrai pour les militant(e)s l'était aussi pour ceux et celles qui s'identifiaient à la campagne : Lorsqu'ils/elles se sont servi(e)s de la campagne pour exiger des compensations pour les survivant(e)s, des actions en justice contre les entreprises responsables et, enfin, pour faire passer les droits de l'homme avant la production et les chaînes d'approvisionnement, ils/elles l'ont fait de manière politique, en aspirant à créer l'autre monde possible. La loi sur la chaîne d'approvisionnement continuera à soutenir cette aspiration une fois qu'il sera clair qu'elle ne tiendra pas du tout ses promesses. À plus forte raison, espérons-le.

Publié: 12. mai 2021

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