Migration

Sifflons dans les bois

15 sept. 2025   Temps de lecture: 14 min

Comment, à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie, des gens ordinaires sont devenus de courageux:euses passeurs:euses. Reportage par Valeria Hänsel et Kerem Schamberger

N’a-t-elle jamais peur lorsqu’elle est seule dans la forêt et tombe nez à nez avec des soldats armés ? Małgorzata Klemens balaie la question du revers de la main. « J'ai vu bien trop de choses pour avoir peur », répond-elle, presque avec désinvolture. Nous sommes assis ensemble dans son jardin, au cœur de la réserve naturelle de Bialowieza, dans le nord-est de la Pologne, entourés de prairies luxuriantes, de forêts et d'oiseaux qui chantent. En venant ici, nous nous sommes perdus à plusieurs reprises sur des chemins sablonneux qui disparaissent entre les arbres, les herbes et les fougères. Le jardin de Gosia, comme tout le monde appelle Małgorzata, est un petit paradis. Mais cette idylle est sans cesse perturbée : des véhicules militaires passent régulièrement en faisant du bruit sur la route non goudronnée qui longe sa maison. Et pour cause : à quelques centaines de mètres seulement se trouve la clôture frontalière hautement fortifiée avec la Biélorussie. Pour Gosia, la présence militaire fait non seulement partie de la vie quotidienne, mais constitue également une menace. En 2021, des soldats lourdement armés ont pénétré dans sa propriété et lui ont pointé une arme sur la tête. Mais même cela ne l'a pas dissuadée de rester.

Gosia est photographe. Il y a plusieurs années, elle s'est retirée dans cette région forestière isolée pour se consacrer à la photographie naturaliste. C’est alors que les choses ont pris une autre tournure. Il y a quatre ans, une nouvelle voie d'évasion vers l'UE s'est ouverte. Incitées par le dirigeant biélorusse Loukachenko, de plus en plus de personnes en quête d'asile – beaucoup venant d'Irak, mais aussi d'Afghanistan – ont tenté de rejoindre la Pologne en passant par la Biélorussie. Cette évolution a commencé à transformer le parc national de Bialowieza et la région de Podlasie : la zone frontalière est devenue une zone militaire réglementée. Des soldats et des policiers des frontières patrouillent dans les forêts pour traquer les réfugié:es. Des groupes d'autodéfense armés sèment également le chaos dans la dernière forêt primaire d'Europe. Gosia est témoin direct de tout cela. La photographie naturaliste est passée au second plan. Désormais, Gosia vient en aide aux personnes menacées de famine. Et avec son appareil photo, elle documente les injustices qui se produisent ici.

Violence inouie et refoulements

Afin d'empêcher tout accès aux réfugié:es, une clôture massive a été érigée le long de la frontière sur près de 200 kilomètres. Elle mesure 5,50 mètres de haut, est équipée d'un double fil barbelé OTAN aux lames extra-larges ainsi que de caméras thermiques. Les forces militaires et des drones surveillent la route qui longe la clôture. « Mais l'architecture de la barrière frontalière ne sert pas à protéger qui que ce soit. Elle a été conçue pour blesser les gens », nous avait déjà expliqué une militante du groupe « We Are Monitoring » à Varsovie. Des propos que nous comprenons une fois sur le terrain : quiconque veut franchir le mur doit sauter d'une hauteur de cinq mètres dans les barbelés au sol, dont les lames tranchantes comme des rasoirs coupent la chair jusqu'à l'os.

Qu'est-ce qui pousse les gens à commettre des actes aussi désespérés ? Une chose est sûre : les réfugié:es qui souhaitent demander l'asile en Pologne ou en Allemagne n'ont guère d'autre choix, car les voies d’évasion à travers la Méditerranée sont encore plus périlleuses. Mais même ici, dans les forêts polonaises, ils:elles sont exposé:es à une violence extrême.

Les photos et vidéos de Gosia en témoignent. Malgré les intimidations massives, elle s'est rendue à plusieurs reprises sur les lieux des crimes dans les bois pour appuyer sur le déclencheur de son appareil photo. Dans son jardin, nous passons en revue des images montrant des forces de sécurité frappant des personnes à coups de bâtons, des réfugié:es gravement blessé:es pris:es dans des barbelés, des personnes retrouvées dans les bois, déshydratées, à moitié affamées, profondément effrayées. Le sadisme dont font preuve ces forces répressives rappelle les récits provenant des zones de guerre.

Il se raconte que les soldats diffusent des enregistrements de chiens aboyant dans la forêt pour faire sortir les gens – dont beaucoup sont déjà gravement traumatisés – de leurs cachettes ou les rendre fous. Une fois intercepté:es par la police et les gardes-frontières, ils:elles sont généralement ramené:es de l'autre côté de la frontière. Même les personnes blessées ne sont souvent pas emmenées à l'hôpital pour y être soignées, mais conduites de l'autre côté de la frontière dans des camions militaires, voire des ambulances, puis abandonnées au fin fond de la forêt. Les refoulements ont même lieu depuis les hôpitaux. Cela aussi, Gosia l'a immortalisé avec son appareil photo. Sur une photo, on voit une femme originaire de Somalie. Elle se tient de l'autre côté de la clôture, le regard résigné et perdu à travers les interstices entre les épaisses barres métalliques. Elle porte une chemise d'hôpital qu'elle a reçue dans la petite ville de Hajnówka et sur laquelle sont imprimées des ours polaires, des montagnes enneigées et des étoiles.

Les parcs naturels se transforment en terrains militaires

Katarzyna Czarnota nous accompagne dans notre voyage à travers les forêts polonaises. Elle-même a passé des années à s'occuper de réfugié:es dans les bois. Aujourd'hui, en tant que membre de Border Forensics, une organisation partenaire de medico, elle reconstitue des cas de violence à la frontière. Pour ce faire, elle utilise également les enregistrements de Gosia. Alors que les rapports officiels citent souvent l'hypothermie ou la déshydratation comme cause du décès, ses enquêtes aboutissent à des conclusions différentes. Elles montrent que les personnes présentes dans les forêts ont succombé à leurs blessures ou sont mortes de soif parce que l'armée et la police ont empêché les militant:es de les rejoindre et de leur porter secours.

En Pologne, on justifie la violence envers les réfugié:es en les présentant comme des « armes hybrides » envoyées par Loukachenko et Poutine. Depuis que la Russie a lancé sa guerre d'agression contre l'Ukraine, la « défense du flanc est de l'Europe » est devenue un élément important du discours ambiant. Elle sert également à justifier la déshumanisation dont sont victimes les personnes qui viennent dans ce pays en quête de protection. Mais la présence de milliers de soldats et d'autres forces de sécurité dans le parc national, armés jusqu'aux dents et équipés des dernières technologies en matière d'armement, ne saurait s'expliquer uniquement par la présence de quelques centaines de réfugié:es. En réalité, la forêt est devenue un terrain d'essai pour les équipements militaires lourds et les dernières technologies en matière d'armement et de surveillance. En parcourant les routes étroites de la zone forestière, nous tombons à plusieurs reprises sur d'énormes chantiers. Katarzyna nous explique que les routes menant à la Biélorussie sont en train d'être élargies afin que les véhicules militaires et les chars puissent également y circuler. Les forêts sont défrichées, les marécages asséchés, la faune et la flore sont massivement touchées : dans le parc national de Bialowieza, on s'entraîne pour la guerre.

À cause de la militarisation de la région frontalière, il devient de plus en plus difficile de tenir l'armée et la police des frontières responsables de leurs violences. À cela s'ajoute la suppression des normes relatives aux droits fondamentaux : fin mars, la « coalition civile » libérale dirigée par le Premier ministre Donald Tusk a officiellement suspendu le droit d'asile pour la région frontalière orientale de la Pologne. L'étendue géographique exacte de cette suspension n'est pas claire. De fait, le gouvernement a formalisé et légalisé la pratique des refoulements, courante depuis 2021. La loi prévoit des exceptions, par exemple pour les femmes enceintes et les mineur:es non accompagné:es. Mais ces exceptions ne sont pas valables dans la pratique.

Tous ne cèdent pas

« En Pologne, nous assistons à une sécurisation des migrations qui devient de plus en plus pertinente pour l'ensemble de l'UE », explique Katarzyna. Ce qui a commencé en 2021 par un bouclage militaire dans un parc national est depuis longtemps devenu la nouvelle norme en matière de défense européenne contre les réfugié:es. La suspension systématique du droit d'asile dans la région frontalière polonaise viole le droit européen et la Convention de Genève relative au statut des réfugié:es, mais l'UE n'a jamais engagé de procédure d'infraction. Les contrôles aux frontières et les refoulements de réfugié:es par l'Allemagne, qui les renvoie en Pologne et en Autriche, sont également des pratiques illégales. Le gouvernement allemand, l'un des acteurs les plus puissants de la structure européenne, a ainsi envoyé un signal : à l’ère du réarmement et de la renationalisation, le droit international et européen n'est plus contraignant, et même les droits fondamentaux peuvent être suspendus pour des raisons d'urgence. Il en résulte un état d'anarchie dans lequel le terme « asile » est devenu une coquille vide. La Grèce a récemment suspendu le droit d'asile pour les personnes originaires d'Afrique du Nord. 

La violence non étatique s'est également multipliée. Ainsi, en Pologne, des milices d'extrême droite s'en prennent désormais aux personnes renvoyées en Pologne depuis l'Allemagne. Cette évolution est le fait non seulement de l'extrême droite, mais surtout des gouvernements libéraux-conservateurs. « Si le précédent gouvernement de droite dirigé par le PiS avait suspendu le droit d'asile, les gens seraient descendus dans la rue », affirme Katarzyna. « Le gouvernement Tusk a pu le faire. » Dans la région frontalière, tout le monde ne cède pas à la politique du gouvernement. Les travailleur:euses humanitaires continuent de s'occuper des réfugié:es coincé:es dans la forêt du mieux qu'ils peuvent. Katarzyna et Gosia connaissent beaucoup de gens ici qui n'appellent pas la police lorsque des personnes en quête de protection frappent à leur porte, mais leur apportent plutôt un soutien discret. « Dans les villages situés le long de la frontière, presque toutes les familles comptent des membres qui travaillent pour la police des frontières », explique Katarzyna. « Mais il y a aussi presque toujours quelqu'un qui a déjà aidé des personnes en fuite. »

Des militant:es d'autres régions du pays se sont également rendu:es dans la zone frontalière pour offrir leur soutien concret. Beaucoup ont uni leurs forces pour former le réseau Grupa Granica. Leurs efforts sont soutenus depuis Varsovie, où l'initiative We Are Monitoring gère un « téléphone d'urgence ». Lorsque des réfugiée:s en détresse contactent ce service depuis les forêts, les militant:es des « basas » en sont informé:es. Les « basas » sont des lieux situés dans la zone forestière d'où les militant:es partent avec des vêtements, de la nourriture et des trousses de premiers secours à la recherche de personnes en quête de protection, dans l'espoir de les trouver avant l'armée ou la police des frontières. Parallèlement, We Are Monitoring documente les violences commises par les autorités : depuis 2021, l'initiative a recensé environ 11 300 refoulements et plus de 100 décès. Les chiffres réels sont probablement beaucoup plus élevés. Même si ce travail est légal, les militant:es ont déjà fait l'objet de plusieurs perquisitions et se retrouvent régulièrement au poste de police.

Violence légale, aide illégale ?

Nous rencontrons Ewa Moroz-Keczynska dans un petit village situé dans la forêt. Cette ethnologue est responsable du département éducatif du parc national de Białowieża. Ewa est née ici et y est revenue après avoir terminé ses études à Varsovie. Presque personne ici ne comprend aussi bien qu'elle l'écosystème local. Elle est profondément préoccupée par la pollution des eaux et la disparition des loups que  la construction de la barrière frontalière a entrainées. Les habitant:es de la région connaissent Ewa, beaucoup depuis leur plus jeune âge. Aujourd'hui, elle est admirée par la plupart d'entre eux:elles et sollicitée pour ses conseils. D'autres l'évitent. Mais même les partisan:es de l’extrême droite dans la région n'osent pas l'attaquer publiquement. Pourquoi polarise-t-elle autant les autres ? Ewa est une figure centrale dans le soutien aux réfugié:es. Tout a commencé en 2021. « Quand je suis tombée sur des personnes affamées dans la forêt, je n'ai pas pu détourner le regard », se souvient-elle. Elle les a aidées en leur donnant des vêtements et de la nourriture. En mars 2022, elle a été arrêtée avec quatre autres militants alors qu'elle aidait une famille kurde à sortir de la forêt et à rejoindre le village.

La prochaine fois que nous voyons Ewa, c'est en septembre. Cette fois-ci, elle est assise sur le banc des accusé:es aux côtés des autres militant:es. Ils:elles sont connu:es sous le nom des « Hajnówka 5 ». Invoquant l'article 264a du Code pénal polonais, le parquet a retenu contre eux:elles l'accusation d'« aide et complicité de séjour illégal en Pologne ». Ils:elles risquent jusqu'à cinq ans de prison. Le procès a été transféré à Bialystok, dans la plus grande salle d'audience de la ville, afin de pouvoir accueillir tous:tes les journalistes et les membres du public intéressé:es. Tout le monde attend avec impatience le verdict. Les organisations partenaires polonaises de medico sont également présentes : des avocat:es de la Fondation Helsinki pour les droits de l'homme et du collectif Szpila, qui soutiennent les accusé:es depuis le début et fournissent des témoignages d'experts sur les accusations devant le tribunal. Leur objectif est de créer un précédent positif qui établisse une fois pour toutes que la fuite et la solidarité ne doivent pas être criminalisées.

À la fin du procès, Ewa se lève pour prononcer son plaidoyer final. Elle regarde le procureur dans les yeux et lui demande : « Si sauver des vies et préserver la santé est un crime, alors qu'en est-il de l'indifférence ? Si nous sommes condamné:es aujourd'hui, nous ne serions pas seulement condamné:es d’avoir apporté de l’aide à autrui, mais aussi d’avoir fait montre de la décence humaine la plus normale. Notre acquittement permettrait de lever le stigmate du crime qui pèse sur toute une communauté qui, dans les moments les plus difficiles, a placé l'humanité au-dessus de l'indifférence ou de l'hostilité. Permettez-moi de continuer à croire que la décence en vaut la peine. » Le juge acquitte les accusé:es de tous les chefs d'accusation. Parce qu'aider les autres ne constitue pas un crime, déclare-t-il.

Valeria Hänsel est chercheuse en matière de migration. Auprès de medico international, elle est consultante pour les questions des réfugié:es, de la migration et des politiques du régime migratoire européen. 

Kerem Schamberger est spécialiste en sciences de la communication et responsable des relations publiques chez medico international dans le domaine des réfugié:es et des migrations.

Depuis 2021, medico soutient des réseaux qui défendent les droits des personnes en quête de protection à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie. Nos organisations partenaires fournissent également une aide humanitaire d'urgence, des soins médicaux, un soutien psychologique et des conseils juridiques aux réfugié:es et aux migrant:es dans d'autres endroits le long des frontières extérieures de l'UE. Au nom du droit à une vie dans la dignité, partout dans le monde.


Faire un don!