Commentaire

Ne nous laissons pas uniformiser

Un monde en désordre reste imprévisible. Comment vivre dans le paradoxe ? Voici une approche.

Par Katja Maurer

1. L’Ukraine

Lorsque le livre « Reisegefährten (Compagnon de voyage)» de l'écrivain juif soviétique Friedrich Gorenstein a été publié par Rowohlt en 1995, le roman n'a pas attiré beaucoup d'attention. Pourtant, il anticipait déjà la notion de mémoire multidirectionnelle. L'idée, en d'autres termes, que les tragédies historiques et les crimes contre l'humanité ne sont pas seulement comparables, mais se produisent peut-être avec une intolérabilité et un parallélisme qui dépassent la capacité de traitement émotionnel de l'individu. À l'époque déjà, nous aurions pu en apprendre énormément sur l'expérience historique des Soviétiques et des Ukrainiens en particulier. Nous aurions été tellement mieux préparés à la situation actuelle, à la guerre d'agression du régime russe contre l'Ukraine et à la résistance émouvante d'un peuple qui a finalement serré les rangs à travers la guerre pour former la République ukrainienne.

Gorenstein appartenait à la génération de l'intelligentsia juive influencée par l'ère soviétique. Il a quitté le territoire post-soviétique avant 1990 car les choses qu’il avait vécues avait déjà dépassé ce qu’un seul individu aurait pu endurer : La déportation puis la mort précoce et brutale de son père, les interdictions d'écrire et la censure. L'antisémitisme et le stalinisme sont les thèmes de la vie de l'écrivain. Dans son exil berlinois, il a écrit « Reisegefährten », un roman sur deux personnes qui, au cours d'un voyage en train à travers le paysage ukrainien composé de vastes plaines et de forêts de bouleaux, racontent au fil de leurs propres biographies l'extermination des Juifs par les Allemands et la famine imposée par Staline à des millions d'Ukrainiens. Dans la solitude des voyageurs, dans l'isolement d'un compartiment, au rythme incessant du train.

La plupart des Ukrainien:nes d'aujourd'hui, quelle que soit leur langue maternelle, insistent sur le fait que les promesses non tenues de l'histoire doivent maintenant se concrétiser. Après la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, des centaines de milliers de « liquidateurs » ont sauvé l'Europe d'une catastrophe nucléaire bien plus dévastatrice. Les cent premiers sont venus de Kiev et ont jeté du sable à mains nues dans la centrale nucléaire en feu. Selon des estimations sérieuses, le nombre d'hommes morts en essayant de contenir la catastrophe nucléaire s'élève à 50 000, sans parler de la génération décimée des jeunes qui vivaient alors près de la centrale, et de bien d'autres victimes civiles.

L'Ukraine a connu trois grands soulèvements depuis 1990, visant à démocratiser ses institutions et à les libérer de l’emprise de l’oligarchie. Ces soulèvements ont permis de renverser des gouvernements, mais pas d'opérer une transformation. L'Ukraine est le parent pauvre de l'Europe. En témoigne l'utilisation de la main-d'œuvre ukrainienne, la plus impitoyablement exploitée sur le second marché du travail illégal. Le sociologue ukrainien Volodymir Ishtchenko parle de l'Ukraine comme du « pays le plus au nord du Sud global ». Le fait que les Ukrainiens ne se rendent pas et se battent contre le pur pragmatisme du possible, tel un « scarabée-torpilleur », s'explique par l'histoire.

2. Notre indignation

Le fait que presque personne, malgré la précision des prédictions américaines, n'aurait jamais pu imaginer cette attaque de Poutine, a déclenché un vain débat dans notre pays sur la question de savoir qui avait su depuis le début. Plus dramatique encore, cette imprévisibilité était certes présente dans le monde, mais pas dans nos pensées. Or, aujourd'hui, des craintes et des incertitudes profondes s'installent quant à ce qui pourrait encore arriver d'inimaginable. Les stratèges de guerre de Poutine l’ont bien compris et brandissent donc ouvertement la menace d'une frappe nucléaire. Alors que les habitants de Pologne, des États baltes et des autres pays qui n'ont pas fait volontairement partie de l'arrière-cour soviétique se retrouvent dans un cauchemar de résurrection d’une domination et d’une dictature post-soviétiques, les populations d'Europe occidentale revivent la guerre froide et sa menace nucléaire constante.

Pour quiconque dont les parents ont vécu la Seconde Guerre mondiale et reçoit ensuite la nouvelle que Boris Romantschenko, survivant des camps de concentration, est mort dans un bombardement russe sur Kharkiv, le monde est dans un désordre géopolitique aussi grand que le chaos de ses propres émotions. Si nous pouvons espérer que la pandémie du Covid finira par passer, la guerre contre l'Ukraine a réduit à néant toute idée de retour à notre vie d'avant. Nous savions qu'il s'agissait d'une vie confortable aux dépens d'autres parties du monde. Désormais, la guerre à nos portes et les millions de réfugié:es qui n'ont probablement aucune perspective de retour de sitôt ont définitivement mis fin à l'illusion de pouvoir continuer comme avant.

3. La guerre est présente dans le monde depuis longtemps

Que l'imprévisibilité soit depuis longtemps une expérience quotidienne dans d'autres parties du monde ne peut être une consolation. La guerre existe depuis longtemps dans un monde qui se conçoit comme la fin de l'histoire, y compris en Europe. La première guerre européenne après 1990, qui avait déjà enterré l'idée d'une transformation pacifique du conflit Est-Ouest, est édifiante au regard de la situation actuelle.

Dans un article récent, le journaliste Norbert Mappes-Niediek a attiré l'attention sur les débats concernant une zone d'exclusion aérienne dans le contexte de la guerre en Ukraine. À l'époque, tout comme aujourd'hui, des appels ont été lancés en ce sens et cette zone a finalement été proclamée en Bosnie. À l'époque, selon Mappes-Niediek, les frappes aériennes ne jouaient pas un rôle majeur sur le plan militaire. Ce que la zone d'exclusion aérienne a entraîné, c'est une intervention militaire. À cet égard, le débat auquel nous assistons actuellement dans les médias, avec ses tonalités morales élevées, pourrait avoir des conséquences beaucoup plus lourdes que celles que l'on pourrait déduire des arguments humanitaires. Mappes-Niediek tire une conclusion de l'expérience yougoslave : Ceux qui veulent empêcher une catastrophe mondiale doivent parfois aussi avoir le courage de dire non aux exigences de la partie attaquée.

4. Les sanctions

Au-delà d'une entrée en guerre, avec toutes les conséquences incalculables que celle-ci comporterait, il existe d'autres formes de sanctions pour décourager cette incursion violente du régime russe. Toutefois, pour choisir les bons moyens, il serait sage de prendre un grand recul par rapport à la dichotomie entre le bien et le mal. Tous portent déjà, semble-t-il, un uniforme : celui du combattant de la liberté, du stalinien ou du démocrate libéral. Mais ce n'est surtout pas le choc des systèmes qui est à l'origine du désordre du monde. Il est le résultat de la fin de la politique, de la domination de l'économie - le tout sous le signe de la catastrophe climatique. Il y a quelques années déjà, nous avions écrit dans une lettre circulaire : Le capitalisme du désastre revient aux sources. Aujourd'hui, il est vraiment de retour. Sous ses deux formes, autoritaire et libérale, il fait partie du problème et non de la solution.

« On surjoue l’affrontement entre « les démocraties » et « les autocraties », en oubliant que les pays occidentaux partagent avec la Russie et la Chine une idéologie hypercapitaliste débridée et un système légal, fiscal et politique de plus en plus favorable aux grandes fortunes », écrit l'économiste français Thomas Piketty. Il demande des sanctions qui visent les oligarques et non la population russe. Reprendre l'idée de la taxe Tobin et l'étendre serait une bonne idée pour s'attaquer au désordre mondial durant cette guerre.

En 1993, Poutine exprimait déjà sa sympathie pour le modèle de Pinochet au Chili. Cette sympathie envers une idée dictatoriale est plus ancienne que l'idéologie eurasienne qui masque un pouvoir spirituellement pauvre, qui peint un Z sur la porte et oblige tous les libres penseurs à quitter le pays. La campagne contre l'Ukraine est avant tout un moyen de garantir cette forme de domination. C'est peut-être là le véritable objectif de la guerre.

5. L'aide de solidarité ou : continuer comme si de rien n'était

La solidarité avec les Ukrainien:ne.s et les personnes fuyant l'Ukraine est écrasante. La solidarité et la volonté d'aider sont un début. Tout comme en 2015, une culture de l'accueil se met en place pour pallier la peur des « étrangers » et favoriser une société aux origines multiples. Ceci offre une occasion de créer une association de solidarité au-dessus et au-delà de l'État-nation avec ses exclusions et ses démarcations. Si la maison européenne se construit maintenant à partir de la base, en se confrontant à des expériences et des récits historiques différents, à l'incompréhension mutuelle, tout en restant unis, alors une nouvelle porte s'ouvrira.

De nombreuses questions restent sans réponse : Comment poursuivre la décolonisation de l'Europe et saisir l'expérience de l'Europe centrale et orientale dans le cadre de ce processus ? Comment réussir à redéfinir le multilatéralisme et à faire des institutions mondiales, au-delà de l'État-nation, des lieux efficaces de négociation démocratique mondiale ? Comment inscrire le droit aux droits qui revient à chacune et chacun - y compris les réfugié:es - dans des lois qui sont encore définies par l'État-nation, mais qui le dépassent déjà ? Ces questions ne sont pas une réponse à la guerre. Mais si le désordre mondial est manifestement caractérisé par la plus grande imprévisibilité, alors il n'est possible de continuer que là où les gens travaillent à des droits universels et égaux pour tous, réinventent le bien commun et ne se laissent pas uniformiser.

Traduction: Rajosvah Mamisoa

Publié: 29. mars 2022

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