Les changements géopolitiques entre l’après-guerre et le début de la guerre froide marquent la naissance de l'aide occidentale telle que nous la connaissons aujourd'hui. La mise en place des Nations Unies a fait naître l'espoir d'une communauté mondiale responsable partageant les mêmes valeurs, tandis que l'aide financière devait présenter l'Occident comme le meilleur des mondes possibles, influencer la formation des blocs et par-dessus tout, garantir l'accès aux matières premières. L'effondrement de l'ordre mondial en place remet désormais l'aide en question, tout comme Elon Musk le répète à l’envi : « It’s time for it to die - Il est temps qu'elle disparaisse ». Le triomphe des forces d'extrême droite à travers le monde a changé le contexte global encore plus rapidement et radicalement que nous n'aurions jamais pu l'imaginer et sans que nous ayons pu nous y préparer. La pratique de l’aide n’y a pas échappé.
La fonte du vernis libéral
Quelques semaines seulement après l'entrée en fonction de Donald Trump, l'Agence américaine pour le développement international (USAID) a été purement et simplement supprimée. Depuis lors, 83 % de ses projets ont été abandonnés. Il ne reste pratiquement plus rien de cette organisation américaine d'aide au développement, qui pourtant était le plus grand contributeur mondial. Les conséquences désastreuses de cette décision sont d’ores et déjà visibles : d'une semaine à l'autre, dans les camps de réfugié:es financés par l'USAID, les infrastructures d'approvisionnement n'ont plus pu être maintenues. Des centaines de milliers de personnes manquent de pain et d'eau. Les programmes de vaccination sont en perte de vitesse et les écoles doivent fermer. Ce qui est particulièrement dangereux dans des contextes où des maladies épidémiques et pandémiques telles que le sida ou la polio peuvent émerger. Partout dans le monde, des milliers de personnes mourront inutilement parce qu'elles ne recevront pas de médicaments.
Une évolution qui, bien que choquante, n'est en aucun cas spécifique aux États-Unis. L'Europe, loin d'être raisonnable et soucieuse de ses responsabilités, fait face à un Trump imprévisible. Le Royaume-Uni, sous la houlette du Premier ministre de droite Boris Johnson, a été le précurseur en fusionnant, en 2020, le ministère du Développement avec le ministère des Affaires étrangères, suscitant ainsi un tollé général. À ce jour, les conséquences ne peuvent être amorties. L'aide à des pays comme le Pakistan et le Soudan du Sud a par exemple été réduite de plus de la moitié et les fonds destinés aux crises humanitaires et aux programmes de protection du climat ont été considérablement restreints. Dans des pays comme la Sierra Leone, qui dépendaient fortement des contributions britanniques, ces restrictions ont eu un impact considérable sur la disponibilité des services de base tels que l'eau potable, la nourriture et les médicaments.
Le Royaume-Uni n'est donc pas un cas isolé en Europe. D’ailleurs, ce n'est peut-être pas complètement un hasard si les anciennes puissances coloniales affichent une tendance très similaire. Les Pays-Bas ont réduit de 30 % leur budget d'aide au développement, réorientant les fonds vers des projets qui « servent directement les intérêts néerlandais ». La Belgique a revu son aide à la baisse de 25 %, tandis que la France a diminué son budget de plus d'un tiers. Pendant ce temps, le Royaume-Uni a poussé encore plus loin le bouchon en réduisant son aide étrangère de 40 % supplémentaires, tout en augmentant ses dépenses en matière de défense. Alors que l'Europe s'inquiète de plus en plus de l'engagement vacillant des États-Unis envers la sécurité européenne, le Premier ministre Keir Starmer a qualifié cette décision d'« extrêmement difficile et douloureuse ».
De son côté, l'Allemagne prévoit également une réduction drastique du budget consacré à la coopération au développement et à l'aide humanitaire, tout en augmentant le budget de la défense. Le dernier avant-projet budgétaire du gouvernement « feu tricolore » prévoyait déjà une réduction de moitié des fonds alloués à l'aide humanitaire. De l'accord des Nations unies, soutenu par l'Allemagne, selon lequel chaque pays doit consacrer 0,7 % de son produit intérieur brut à l'aide humanitaire et à la coopération au développement, il ne reste plus rien. Une tendance qui va certainement se renforcer avec le nouveau gouvernement fédéral dirigé par Friedrich Merz.
Avant la semaine dernière, il était encore question de faire subir au ministère allemand de la coopération économique et du développement le même sort que son homologue britannique. L'accord de coalition actuel a finalement permis au ministère de rester en place. Il a néanmoins été clairement établi que l'accent serait désormais mis sur la politique de sécurité. L'accord de coalition précise à ce sujet : « Nous avons besoin de changements fondamentaux dans la politique de développement, qui doivent mieux refléter et façonner les réalités géopolitiques et économiques actuelles. (...) À la lumière de nos intérêts, nous mettrons davantage l'accent sur les priorités stratégiques suivantes : la coopération économique et la sécurisation de l'accès aux matières premières, la lutte contre les causes de l'exil et la coopération dans le secteur de l'énergie ».
Les valeurs, c'est bien beau, mais pas en période de mutation. L'égalité, la démocratie, la paix, la solidarité et l'action fondée sur les droits, y compris dans le contexte international, qui faisaient autrefois partie d'un cadre de valeurs commun, ont désormais fait leur temps.
Est-ce choquant ? Non.
Le cadre des relations internationales était déjà plus que fragile. La grande période de la politique « axée sur les valeurs » en est la parfaite illustration. À cette époque, les guerres devaient être justifiées par la défense des valeurs libérales : les États-Unis apportaient la démocratie en Irak et ce faisant, libéraient les femmes irakiennes des contraintes du patriarcat. C'est dans ce contexte qu'a été introduit le terme « embedded feminism » qui désigne une forme libérale de féminisme intégrée dans les actions destructrices de l'État afin de leur conférer une légitimité. Dans le sillage de l'intervention en Irak, la fonction publique a également été brutalement purgée tandis qu'une transformation néolibérale y était menée en démantelant les infrastructures sociales. L'aide humanitaire a également joué un rôle à l'époque. medico parlait alors d'« embedded Aid », c'est-à-dire d'aide intégrée. Autrement dit, l'aide devait être presque exclusivement servir de papier d’emballage pour les intérêts sécuritaires et économiques, à l'époque ceux des États-Unis en Irak, puis plus tard ceux de l'Allemagne en Afghanistan, et se subordonner aux stratégies de sécurité respectives. L'aide humanitaire ne pouvait alors être fournie qu'en accord avec les armées belligérantes et est ainsi devenue un instrument politique de guerre. Ce que nous vivons aujourd'hui n'est donc en soi pas nouveau, mais son élan lui a donné une nouvelle dimension.
Ce qui change radicalement, en revanche, c'est que les politiques d'intérêts existantes mais tacites ne sont plus contraintes de se dissimuler ou de se justifier. Au contraire, elles sont exprimées haut et fort. Les intérêts nationaux et chauvins sont considérés comme légitimes en soi et n'ont plus besoin d'être camouflés. L'abandon de la notion d'une communauté mondiale fondée sur la solidarité se fait sans honte.
Le vernis libéral fond sous le soleil brûlant du virage à droite et des temps qui changent. Les populations du « monde majoritaire » ou du Sud global, qui étaient censées être protégées en son nom et recevoir de l'aide grâce à la générosité de leurs exploiteurs, n'y ont généralement pas accordé trop d'importance. Comme l'a dit Nicholas Mwangi, coéditeur du livre « Breaking the Silence on NGOs in Africa » (Briser le silence sur les ONG en Afrique) du Kenya, lors de notre dernière visite : « Ils me prennent neuf doigts et ne me rendent que le petit, et ont même le culot de s’en enorgueillir. »

De l'Irak à Gaza en passant par l'Afghanistan : critiquer et défendre l'aide
La maxime « critiquer, défendre et surmonter l'aide » est depuis longtemps un principe directeur du travail de medico. Mais comment poursuivre cette critique - qui au demeurant, est toujours aussi importante - de l'aide alors que les principes de celle-ci sont remis en question dans leur substance ? Critiquer une aide guidée par les intérêts des États d’une part et d’autre part, utiliser les ressources financières publiques afin de redistribuer les richesses au profit des sociétés civiles du Sud qui, elles-mêmes, s'opposent précisément à ces arrangements ne sont pas des actes contradictoires. Même si aucune société civile n'est totalement indépendante, la réduction des fonds allemands destinés à la coopération au développement réduit également la marge de manœuvre de medico dans le contexte ambivalent de l'aide. Bien que l'aide soit toujours une forme de rapport de force qui doit être reconnue comme telle, pour une organisation de défense des droits humains opérant dans le Nord, le droit à l'aide est l'une des voies possibles vers la solidarité.
medico défend donc l'aide humanitaire, en particulier là où elle est refusée en tant que droit humain, en l’occurrence, à Gaza. Car surmonter l'aide humanitaire ne signifie pas supprimer l'aide ni l'entraide sincère en temps de détresse. Aller au-delà de l'aide humanitaire, c'est surmonter ensemble les causes de la détresse et ne pas se contenter d'en atténuer les effets. Surmonter les injustices est une question politique allant dans le sens de la justice. Cependant, la solidarité est indispensable à la mise en place d'une justice mondiale, tout comme la reconnaissance mutuelle dans la lutte pour une forme de vie émancipée et autodéterminée, laquelle peut prendre des formes très différentes selon le contexte et le lieu.
Surmonter l’aide : le droit à la vie
Les différentes attaques contre l'aide humanitaire, la société civile et les mouvements sociaux auxquelles nous assistons actuellement sont, au fond, autant d'attaques contre l'idée que tous les êtres humains ont un droit égal à l'existence, à la vie, à la dignité et à l'autodétermination. La pratique politique de medico et de nos partenaires consiste donc, en particulier en cette période de virage à droite, à s'opposer à la logique de la déshumanisation. Car malgré toutes ses ambivalences, l'aide humanitaire ouvre à la société civile et à d'autres acteurs politiques sur la scène internationale un espace politique qui, sans elle, serait réservé aux États et aux organisations multilatérales. Comme l'expliquent Cornelia Möhring, porte-parole pour la justice mondiale du parti Die Linke, et Andreas Bohne, responsable Afrique de la Fondation Rosa Luxemburg, dans un article sur les coupes dans les fonds d’aide au développement : le système d'aide est également un écran de projection sur laquelle la solidarité mondiale peut être sans cesse réaffirmée et défendue. C'est un lieu où une perspective critique du pouvoir et du capitalisme peut être transmise par la base. D’où des réseaux émergent qui peuvent naviguer entre les mouvements sociaux et politiques (transnationaux) ainsi qu'entre les niveaux étatique et multilatéral. Des réseaux qui ont en même temps une présence locale, tels que le Mouvement pour la santé des peuples ou Via Campesina. C'est cette arène politique et ces leviers qui doivent être défendus, et non l'aide sous sa forme actuelle.
Ces connexions mondiales se reflètent également dans les mouvements migratoires persistants. La migration remet sans cesse en question le repli sur le nationalisme et les fantasmes réactionnaires de l'isolationnisme. Les mouvements migratoires sont une réalité et représentent bien plus qu'un simple grain de sable dans les rouages de l'autoritarisme croissant. La lutte pour la liberté de circulation que nous menons avec nos organisations partenaires est une lutte pour le droit à la vie, tout autant qu’elle est une lutte pour la démocratisation et contre la montée du nationalisme.
Dans le domaine de la santé en particulier, que nous concevons non seulement comme l'absence de maladie, mais aussi comme la possibilité de mener une vie saine qui ne rend pas les gens malades, le principe de l'aide peut être interprété comme une pratique solidaire. Au lieu de suivre la vague de nationalisation et de brevetage, qui a été massivement propulsée par la pandémie de coronavirus et sert avant tout à protéger les intérêts des grandes entreprises, nous et nos partenaires sommes attachés à l'idée que les produits de santé sont des biens communs et nous nous opposons au brevetage des vaccins. C'est la seule façon de faire face, voire, espérons-le, de prévenir les crises actuelles et futures.
Ces efforts, nous les poursuivons depuis longtemps avec nos partenaires qui s'opposent à la privatisation du secteur de la santé et ont mis en place des structures sanitaires permettant de fournir des soins à tous. Au Bangladesh, par exemple, Gonoshasthaya Kendra (GK) s'engage en faveur de soins de santé autoorganisés. Avec plus de 2 500 employé:es, GK fait bénéficier depuis des décennies plus d'un million de personnes de services de santé de base, souvent les plus pauvres parmi les pauvres vivant dans des bidonvilles, des usines textiles et des zones rurales. Parallèlement, GK fait partie du Mouvement mondial pour la santé des peuples, au sein duquel il lutte contre les causes des maladies. En cette période de restrictions budgétaires internationales, leur exemple montre que nous devons prendre l'aide en main et que nous pouvons la soutenir dans un élan de solidarité.
La solidarité est un processus
Critiquer, défendre et surmonter l'aide fait partie de cette pratique solidaire et contribue à tisser des visions pour l’avenir. Nous critiquons l'aide partout où, telle un loup déguisé en agneau, elle prive les gens de leur dignité, de leur autodétermination ou de leur indépendance et poursuit des intérêts privés ou étatiques. Aujourd'hui plus que jamais, face à la dérive mondiale vers la droite et dans des contextes de plus en plus difficiles, il demeure nécessaire de surmonter les causes des difficultés qui rendent justement cette aide inévitable. Nous défendons la notion d'entraide comme pratique solidaire et droit humain, en particulier lorsqu'elle est refusée à certaines personnes, et la considérons non comme une fin en soi mais bien comme un moyen d'accéder à la solidarité.
La solidarité n'est pas une voie à sens unique du nord vers le sud. Pratiquer la solidarité signifie travailler ensemble et, malgré les différences entre les personnes impliquées et les conditions divergentes, créer des espaces pour façonner le monde. Alors que nos partenaires défendent et entretiennent les espaces politiques dans leurs contextes respectifs et au niveau transnational, il nous appartient de faire de même en Allemagne et au niveau transnational. Des espaces dans lesquels des visions peuvent être façonnées et des revendications articulées, car les attaques de la droite contre celles-ci ont un impact non seulement sur le présent, mais aussi sur l'avenir. Il s'agit d'une vision de l'avenir dans laquelle un monde commun peut être conçu à partir des marges et de la base.
Radwa Khaled-Ibrahim est chargée de communication pour l'aide d'urgence critique chez medico.
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