50 ans de néolibéralisme

L’autoritarisme dans l’air du temps

La société libérale prend ses distances avec l'autoritarisme et aime à penser qu'il n'existe que dans des contrées lointaines. Pourtant, c'est elle qui est à l'origine de cette catastrophe.

Par Mario Neumann

Il y 50 ans, un coup d’État a été perpétré au Chili. Si Augusto Pinochet était encore en vie aujourd’hui, il se délecterait probablement de l'état du monde, et en particulier de celui des masses. Alors qu'à son époque, il a dû organiser un coup d'État contre un gouvernement socialiste et une société confiante avec l'aide de l'armée et de la CIA, aujourd'hui, les dirigeants autoritaires d'une grande partie du monde peuvent compter sur des majorités politiques ou, du moins, les savent à portée de main. Et ce, pas seulement au Chili.

Aujourd'hui, le danger de l'autoritarisme ne vient pas seulement du sommet. Tant s'en faut. C’est peut-être le plus menaçant dans ce qui se passe depuis quelques années dans de nombreux pays et régions du monde. Il y a une distance par rapport aux institutions d'une culture politique souvent bourgeoise qui, au lieu de nourrir les alternatives sociales, est mobilisée comme une colère contre celles-ci. Or, il ne fait guère de doute que ce qui est en train de se préparer forme la base d'une masse potentielle pour une nouvelle forme de fascisme.

En dépit de toutes les différences, ce phénomène est mondial et relie l'Occident à l'Orient. L'Inde et la Russie ne sont pas les seuls pays à être régis par des gouvernements autoritaires. L'Italie a un gouvernement de droite dans lequel siègent plusieurs fascistes assumés. La France est en passe de voter Le Pen, les États-Unis ont échappé de justesse et provisoirement à une deuxième présidence de Donald Trump. L'Allemagne n'est pas en reste : l'AfD est désormais la première force dans certaines régions et se transforme en parti populaire dans tout le pays. L'Est de l'Allemagne comme celui de l'Europe sont dans une situation sociale dramatique ; tandis que le réarmement de l'Ukraine pour défendre la démocratie et la liberté est orchestré par les médias, un silence pesant règne sur les zones de libération nationale, juste devant chez nous.

Libéralisme autoritaire

Alors que depuis le début de la guerre en Ukraine, le néolibéralisme occidental se présente avec une vigueur renouvelée comme un libéralisme fondé sur des valeurs et un rempart géopolitique contre l'autoritarisme oriental, en théorie politique, les processus qui se sont déroulés au Chili il y a 50 ans ont été décrits comme un « libéralisme autoritaire ». Ceci n’est pas une simple coïncidence linguistique : l'affirmation du néolibéralisme et la transition planifiée de la dictature vers une démocratie néolibérale reposaient sur un État fort dont les pouvoirs politiques étaient assurés par la police et l'armée. Par le coup d'État, ils ont éliminé les forces sociales de contrepoids : la gauche, les syndicats, les institutions de protection sociale et pratiquement tous les autres groupes populaires. La suppression de toutes ces ressources de pouvoir d'une population considérée par les élites comme une « société ingouvernable » a violemment créé le cadre dans lequel le modèle de liberté néolibérale de l'économie et de l'existence privée a ensuite été établi.

La déresponsabilisation de la société et de la communauté, qui conduit à ce que la vie soit désormais vécue presque exclusivement sous le commandement du capital et comme une existence privée isolée, a été l'action déterminante du modèle de société néolibéral, mis en œuvre par le pouvoir et la violence. Le paradis du travail, de la consommation et du plaisir privé est précédé d'une violente déresponsabilisation politique du peuple. Il est bon de le rappeler maintenant : alors que la guerre d'agression russe commençait à se déployer, je me trouvais au Chili avec quelques collègues de medico. Interrogé:es sur ce qu'ils:elles pensaient du nouveau défi géopolitique émergeant où l'Occident libéral se défendait contre un Orient autoritaire, nos interlocuteurs:trices chilien:nes ont répondu sans détour : « Çà, ce n'est pas un problème au Chili. Ici, les deux vont de pair ». Les ingrédients du néolibéralisme sont le libéralisme et l'autoritarisme.

Comprendre la rébellion de droite

Prise du Capitole, Pegida ou Bolsonarisme : le lien entre autoritarisme et libéralisme reste également essentiel pour comprendre la révolte autoritaire de droite. Le débat à ce sujet est non seulement très superficiel, mais depuis le début de la guerre en Ukraine, il n'est désormais plus mené qu'en marge de la presse. Il ne correspond pas à la nouvelle répartition géopolitique des rôles. Erich Fromm a décrit ce phénomène comme une projection politique : « L'essence de la pensée projective consiste à projeter le mal qui est en nous sur une figure extérieure, de sorte que cette figure devienne l'incarnation du mal, alors que nous sommes nous-mêmes parfaitement bons et purs. Ce mécanisme de projection est généralement efficace en temps de guerre. »

Mais la situation géopolitique et cette nouvelle évocation du libéralisme, cette fois avec le préfixe néo, peinent à cacher qu'il s'agit de nouveau d'une entreprise qui s'autodétruit. Et ce n'est pas la première fois. En 1944, Hannah Arendt écrivait un essai sur la base de masse du fascisme. À l'époque, elle considérait que cette base ne reposait pas seulement sur les hordes barbares, mais aussi sur la « bourgeoisie » déchaînée. Ainsi, Hitler ou Göring ne serait pas le prototype de la cruauté mais bien Himmler. Ce dernier, à ses yeux, est une version de la bourgeoisie coupée de toute relation avec le monde et uniquement engagée dans la poursuite d'intérêts privés et familiaux. Pour Arendt, l'Allemagne était un excellent terreau pour cela, non pas parce que la brutalité et le fanatisme y étaient si importants, mais parce que le rôle de la sphère privée était si grand et la sphère publique historiquement si peu développée.

Ce n'est pas le fanatisme politique, mais l'égoïsme et le détachement du monde qui ont créé la base de masse des nazis. « Derrière la prétention chauvine de 'fidélité' et de 'courage' se cache une tendance fatale à la déloyauté et à la trahison par opportunisme », selon Arendt. On était alors plus en phase avec l'époque actuelle qu'aujourd'hui : la question de savoir comment le bourgeois peut basculer dans l'autoritaire, à quelle vitesse la distance qui semblait infranchissable est surmontée, figurait à juste titre au centre des préoccupations. La phrase de Max Horkheimer : « Mais celui qui ne veut pas parler du capitalisme devrait aussi se taire à propos du fascisme » s'inscrit également dans cette perspective. Quelle peut être sa signification aujourd'hui ? Le moins que l'on puisse dire, sans doute, est que la rébellion de droite est aussi l'expression d'une subjectivité néolibérale qui ne croit tout simplement plus aux promesses faites et qui se retourne désormais de manière agressive contre elles, contre « les pouvoirs en place », par lesquels elle se sent trahie.

Souverainisme et déresponsabilisation de soi

Mais il ne sert à rien de répondre à cette révolte autoritaire par une bourgeoisie améliorée. Y a-t-il encore un monde commun ou est-ce chacun pour soi ? Le centre, dont le mode de vie et la saturation ne peuvent être présentés que dans son seul milieu comme le résultat d'un modèle de vie fondé sur des valeurs qu'il faut défendre contre le mal, doit aussi se poser cette question. Aux yeux des autres, cette révolte a tout simplement pour objectif de défendre un monde qui leur est inaccessible. Et l'on a parfois l'impression que le réarmement moral consiste moins à combattre la droite qu'à ne pas avoir à changer véritablement les habitudes et convictions propres.

Et c'est là que commence un autre problème. À savoir celui de l'autoritarisme du centre par lequel celui-ci réagit à la rébellion de la droite. Or, ce centre ne méconnaît pas seulement sa propre part dans l'émergence de la nouvelle droite, mais aussi son propre autoritarisme. D’ailleurs, rappelons-nous la crise du coronavirus qui en quelque sorte a été un point de basculement. À la rébellion autoritaire des uns a succédé l'invocation autoritaire de l'ordre et de la sécurité par les autres. Cet autoritarisme s'exprime certes plus en douceur car il était en position de force. Mais il y a longtemps qu'il n'a pas été aussi blindé de coercition qu'aujourd'hui. Déjà dans le monde de la pandémie, un tournant autoritaire devenait manifeste dans les milieux libéraux, comme l'a montré entre autres le spécialiste en médecine sociale Karl-Heinz Roth. Même pour une partie de la société civile, il ne semblait plus y avoir d'autre force politique que les États-nations, et l'autorité de leur gouvernement, de leurs dirigeants et des forces de l'ordre.

Ce souverainisme et la déresponsabilisation mentale de la population se poursuivent tout en fluidité avec la transition vers la guerre en Ukraine et la primauté de la géopolitique. Ici, tout à coup, on se bat pour la démocratie et la liberté en s'alliant à des armées, des nationalistes et des fabricants d'armes, non pas par désespoir, mais avec ferveur. On peut considérer cette lutte comme inéluctable. Mais la charger de pathos et lui donner le visage de l'innocence, au lieu de la saisir dans toute sa cruauté, aura peut-être des conséquences impardonnables. La plus tangible à l'heure actuelle est que récemment, un rapport publié par le New York Times fait désormais état de 500 000 morts et blessés dans le cadre de l'attaque russe contre l'Ukraine. Free the leo. « Ce qui me préoccupe, c'est l'indifférence à la vie et la brutalisation de l'homme, qui n'ont cessé de croître depuis la Première Guerre mondiale », disait Erich Fromm dans un autre texte.

Sombre période en vue

Si la brutalisation et la militarisation ne sont pas prônées par tous:tes, elles apparaissent néanmoins de plus en plus comme inexorables. Ce n'est pas la seule raison pour laquelle il est urgent de comprendre la dynamique autoritaire globale qui s'est emparée non seulement des spectres politiques, mais aussi de sociétés entières. Le fait que la gauche n’entreprenne pas grand-chose pour contrer cette dynamique s'explique par le fait qu'elle s'y est elle-même enlisée depuis longtemps.

Il est essentiel de ne pas sous-estimer toute cette évolution comme un simple phénomène superficiel ou un symptôme, mais de la comprendre dans toute sa profondeur et sa dynamique auto-renforçante. Dans un monde en proie à la guerre et aux catastrophes, l'effondrement écologique n'est pas la seule menace, le déclin mental l’est tout autant. L'antifascisme, au sens d'une prise de conscience sérieuse de cette menace, n'est pas le seul, mais néanmoins un impératif clé de notre époque.

Le triomphe du néolibéralisme se présente comme une défaite politique de toutes les forces sociales, accompagnée d'un message subjectif et des conséquences sociales qu'il implique. La fin provisoire de l'imaginaire et de l'utopie, la fin de tous les rêves, la tyrannie du réel, du faisable, est la triste prison dans laquelle nous sommes tous:toutes enfermé:es : un programme social et politique visant à décomposer tout ce qui est commun et à ne laisser que l'individu à la merci du marché et de ses institutions. Aucune valeur ne peut y remédier.

L'essai d'Hannah Arendt conclut que l'humanité est un véritable fardeau pour l’être humain. Y croire est infiniment plus difficile que d'adhérer aux politiques impériales et nationales. Comment concevoir un antifascisme mondial les mains vides ? « Cette honte fondamentale que partagent aujourd'hui de nombreuses personnes de nationalités différentes est le seul vestige émotionnel qui nous reste de la solidarité de la sphère internationale ; et jusqu’à présent, celle-ci n'est pas devenue politiquement productive, de quelque manière que ce soit ». Sans doute fallait-il entendre par là ni plus ni moins que le refus de s'inscrire dans tous ces collectifs et logiques dont le destin prévisible est le champ de bataille et la guerre civile.

Publié: 11. septembre 2023

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