Afrique de l’Ouest

Grammaire de la migration

Pillage des ressources et croissance de la mobilité en Afrique de l’Ouest

Les réfugié‑e‑s et migrant‑e‑s sont les témoins de notre temps. Sur le continent africain et le long des frontières sud de l’Union européenne, les déplacements dus à l’exil et la migration sont le prix humain d’une mondialisation qui s’intéresse aux ressources et aux marchés du continent africain et non au sort de sa population. Lorsqu’un bateau vétuste chavire dans les mers du Sud, noyant les centaines de réfugiés à son bord, l’opinion publique n’est pas informée de ces morts.

Contrairement aux victimes européennes des crashs d’avions, ces naufragé‑e‑s sont dépersonnalisé‑e‑s: ils‑elles n’ont ni nom, ni visage, ni histoire. La mort dans les eaux territoriales européennes exige pourtant un remède politique; en définitive, l’Europe, selon la formule de Bernard-Henri Lévy, n’est «pas un lieu mais une idée d’humanité». Pourtant, audelà de ces déclarations réconfortantes, les noyé‑e‑s de la Méditerranée ne sont que la sinistre conséquence de la coalition européenne et d’une promesse de la mondialisation qui repose sur la liberté de circulation des biens et des marchandises la plus radicale.

Que disent les faits derrière l’idéologie?

La plupart des Africain‑e‑s, y compris les personnes qui ne vivent pas dans leur pays natal, n’ont aucune intention de quitter leur continent. Au total, les personnes émigrées vivant hors de leur pays natal ne représentent que trois pourcent de l’ensemble de la population africaine. Dans l’ensemble de l’Afrique subsaharienne, on estime que ce sont 17 millions de personnes, dont 7,5 millions vivent en Afrique de l’Ouest et 7 millions en Afrique du Sud sans papiers en situation irrégulière. Parmi eux, rares sont ceux qui veulent rejoindre l’Europe, comme le confirment les chiffres avancés par le Hamburger WeltWirtschaftsinstitut (HWWI – Institut d’économie internationale de Hambourg) qui estime entre 2,8 et 6 millions le nombre de personnes résidant sans autorisation de séjour au sein de l’Union européenne (UE). L’Afrique du Sud compte 50 millions d’habitants, l’UE en compte 500 millions.

Affirmer que l’on assiste à un exode des «masses» africaines vers l’Europe est une allégation idéologique qui vise à maintenir des groupes de population entiers dans la précarité matérielle tout en présentant comme une menace leur existence, leur nombre et les droits auxquels ils pourraient prétendre. De fait, pour de nombreuses personnes en Afrique de l’Ouest, la migration relève d’un mode de vie traditionnel lié au rythme des travaux saisonniers, au commerce et aux pèlerinages. Dans la mesure où elle ouvre sans cesse de nouveaux horizons, la migration est aussi une stratégie qui consiste à employer la mobilité pour répondre à la contrainte. Depuis toujours, les personnes migrantes, majoritairement issues d’Afrique subsaharienne, se déplacent dans l’espace Maghreb- Sahara-Sahel au sein duquel les États n’ont jamais cessé d’entretenir des relations culturelles, religieuses et commerciales, et où les frontières officielles sont aussi la trace de l’héritage colonial. Ces flux migratoires permanents sont favorisés par la liberté circulation dont bénéficient les populations des pays membres de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) fondée en 1975, qui peuvent se déplacer pour une durée indéterminée sans obligation de visa et sans limitation du droit au travail. Elles suivent ainsi une cartographie informelle de la migration sans cesse mise à jour sous l’effet des récits et conseils des parents et des travailleurs qui ont déjà émigré.

Des routes toujours plus longues

Bien entendu, de nombreuses personnes migrantes s’accrochent au désir de vivre «de l’autre côté du monde», tant que cet ailleurs promet une existence faite de moins de violence et de plus de richesses. Pour ces nouveaux damnés de la terre qui vivent depuis des années entre le rêve et la pauvreté dans l’espace de transit du Sahara, l’émigration notamment vers l’Europe représente toujours un dernier espoir. À l’origine, la plupart de ces harragas («ceux qui brûlent leur passé») – nom donné aux réfugiés le plus souvent sans papiers au Maghreb arabe – souhaitaient quitter l’Afrique subsaharienne en partant d’Agadez, en continuant par le Nord-Ouest de l’Algérie et en gagnant le Nord du Maroc pour ensuite traverser le détroit de Gibraltar situé à l’extrémité ouest de la Méditerranée.

À cet endroit, la largeur de la «Mer blanche», c’est son nom en Arabe, n’est que de 14 à 44 kilomètres, si bien que par temps dégagé, la côte espagnole est visible à l’oeil nu de la rive marocaine. Cependant, depuis qu’au mois de janvier 2000 les garde-côtes espagnols ont entrepris de bloquer ce passage, les réfugiés ont ouvert une route située plus à l’est et passent donc par les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla, vestiges singuliers d’une époque où les flux de population prenaient encore la direction inverse et traversaient la Méditerranée occidentale du Nord vers le Sud. Sur cette terre chargée d’histoire, 14 réfugié‑e‑s africain‑e‑s ont trouvé la mort en septembre 2005 alors qu’ils‑elles cherchaient avec des milliers d’autres à escalader les grillages de la frontière pour gagner l’Europe dans un élan collectif À la suite de cela, Ceuta et Melilla ont été transformées en forteresses quasi imprenables. Après que l’Europe a exporté ses frontières extérieures en bordure du Sahara, les routes migratoires se sont déportées dans un premier temps vers la côte atlantique marocaine, à partir de laquelle les migrant‑e‑s essayaient principalement de gagner les îles Canaries. Depuis qu’en réaction les patrouilleurs de contrôle des frontières européennes croisent au large des côtes mauritaniennes, la traversée commence en Casamance, dans le sud du Sénégal, et les bateaux à moteur des pêcheurs côtiers démarrent même de Guinée- Bissau.

Malgré l’externalisation en cours de la gestion des frontières de l’UE, l’Europe ne pourra pas «maîtriser» les mouvements migratoires multiples au sein du continent africain. Dans de nombreuses zones d’Afrique subsaharienne, les frontières nationales demeurent poreuses et les flux de personnes, de marchandises, de ressources et d’armes ne connaissent pas ou peu de restrictions. Le Maghreb et l’espace de la CEDEAO ont depuis longtemps acquis une importance géostratégique aux yeux de l’Europe. Des ressources telles que le pétrole, l’uranium et le gaz naturel jouent un rôle accru. Le potentiel des énergies renouvelables, à l’instar du projet d’électricité solaire Desertec, confère à cet espace géographique un intérêt non négligeable pour des acteurs historiquement moins présents sur place, comme l’Allemagne.

La banlieue élargie

Paradoxalement, ce n’est pas seulement la pauvreté, mais également la richesse en ressources disponibles qui est à l’origine de l’émigration au sein du continent africain ou vers l’Europe, comme le révèle l’exemple du Mali, qui est à la fois le troisième producteur d’or en Afrique et l’un des pays les plus pauvres du monde. Le salaire minimum d’un travailleur non qualifié s’élève à environ 23 000 Francs CFA (35 euros) par mois, celui d’un travailleur qualifié avoisine 50 000 Francs CFA. Dans la région du Sahel au Nord-Est du Mali et au bord du Niger se trouvent les villes de Gao et Kidal, par où transitent presque tous ceux qui décident de quitter le continent africain. Même si la route du désert n’est qu’un chemin parmi d’autres pour quitter le continent, elle demeure le passage obligé pour le prolétariat des migrants, ceux qui ne peuvent se payer ni trajet par bateau à partir de la côte sénégalaise, ni même une contrefaçon bon marché d’un visa Schengen.

C’est de là que partent les camionnettes transportant les réfugiés clandestins qui traversent le désert hostile du Sahara pour gagner les ports cachés de la côte libyenne. Un nombre incalculable de petits bateaux de pêcheurs faisaient le trajet de la côte libyenne vers l’île italienne de Lampedusa jusqu’à ce qu’un nouvel accord bilatéral soit signé avec l’Italie en 2010, garantissant à la Libye une rétribution à hauteur de 4,3 milliards d’euros pour pourchasser et refouler les migrant‑e‑s subsaharien‑ne‑s pour le compte de l’UE. Les personnes qui tentent de gagner l’Europe en passant par le Maroc ou la Libye viennent en grande partie du Mali. Et puisque le Mali fait également office de pays de transit pour de nombreux‑ses migrant‑e‑s venus du Sud de l’Afrique de l’Ouest, la politique européenne l’a choisi comme laboratoire de sa gestion des migrations. La France, ancienne puissance coloniale, a toujours considéré l’Afrique de l’Ouest francophone et notamment le Mali comme une zone économique spéciale. Cependant, depuis que le réservoir de main-d’oeuvre africaine à bas prix n’est plus nécessaire et que les accords de Schengen de 1990 ont mis fin à l’exemption de visa pour la France, le Mali n’est plus qu’une banlieue élargie où atterrissent les «sans papiers» inutiles refoulés d’Europe. La France et l’UE traitent avec un gouvernement coopératif incarné par l’actuel président Amadou Toumani Touré. Les promesses financières exprimées dans le cadre des accords de coopération et de la coopération au développement (CD), et l’annonce de quotas dans le cadre de la migration circulaire visent à inciter la conclusion d’accords bilatéraux de réadmission.

Une vie «pareille à l’enfer»

Le bureau de gestion des migrations (CIGEM – Centre d’Information et de Gestion des Migrations au Mali) établi à Bamako a pour vocation d’élaborer sur le sol africain des modèles de régime migratoire capables d’arrêter la majorité des candidats à l’émigration en Afrique et de faire venir en Europe pour une durée limitée des migrant‑e‑s choisi‑e‑s et dont les qualifications répondent aux besoins du marché du travail de l’UE. L’UE mise entre autres sur les associations d’entraide constituées par des personnes anciennement refoulées pour impliquer leurs réseaux de soutien locaux et régionaux dans la politique moderne d’endiguement des flux migratoires. Ces tentatives d’implication sont mises en oeuvre par le biais d’incitations financières des projets ponctuels et sélectifs de «Promotion du mieux être ici; jusqu’à présent, les réseaux de solidarité tels que l’Association Malienne des Expulsés (AME), partenaire de medico international, y ont résisté et continuent d’apporter une aide directe notamment aux personnes refoulées. Grâce au travail fourni en amont des visites d’États et des négociations avec l’UE, ces organisations ont en outre réussi à empêcher que le gouvernement malien ne conclue des accords non officiels de réadmission (article rédigé en 2010).

Le président de l’AME Ousmane Diarra a décrit l’odyssée migratoire du XXIe siècle et le cas de centaines de milliers de personnes à la merci de la pauvreté structurelle et de l’immobilité forcée en ces termes devant le parlement malien: «En arrivant dans notre pays natal, après avoir été enregistrés par la police frontalière, nous somme entièrement livrés à nousmêmes. Après tant d’années passées ailleurs, les personnes expulsées se retrouvent dans une solitude totale. La plupart d’entre nous ont dû laisser derrière eux femmes, enfants et propriété matérielle. La misère est devenue partie constituante de notre vie. Nous nous retrouvons au Mali et pensons à notre vie qui a été ruinée ailleurs. L’exode rural, suivi de l’émigration, a déjà conduit tant de nos frères et soeurs cadet‑te‑s sur les routes du désert. Lorsqu’ils ne se noient pas en mer, ces migrant‑e‑s reviennent ici expulsé‑e‑s après avoir subi de longues détentions, vexations, des coups et souffert de la faim. Ils et elles sont rejeté‑e‑s de frontières en frontières pour finalement se retrouver débarqués dans le Nord du Mali. Livrés à eux-mêmes, leur périple est pareil à l’enfer».

Au Mali également, l’exode rural ininterrompu prouve que les conditions de crédits et les programmes d’ajustement structurel imposés par le FMI ont depuis longtemps pris le dessus et que les États ne mènent plus de politique sociale et économique indépendante. À cela s’ajoutent les accords de partenariat économique (APE) conclus entre l’UE et 77 pays ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique) qui obligent les pays signataires à libéraliser les conditions-cadre d’investissement et à ouvrir l’accès aux marchés locaux aux entreprises européennes. Le credo commercial libéral qui soutient l’abrogation des restrictions à l’exportation n’élargit pas le marché ni au Mali ni dans l’ensemble de la Communauté économique d’Afrique de l’Ouest, mais au contraire, il réduit plus encore les marges de manoeuvre déjà limitées dans la région et touche de plein fouet l’économie agricole. Selon l’UE, il ne faudrait ni taxer les importations, ni subventionner l’agriculture. Les subventions agricoles de l’UE ne sont pas concernées par ces recommandations, si bien que les marchés du Mali et des autres pays d’Afrique de l’Ouest sont envahis par des produits issus du complexe agro-industriel européen fortement subventionné, à savoir légumes, poudre de lait, tomates, oeufs, viande à bas prix et même ailes de poulet surgelées.

Extraction des ressources

Le régime d’accumulation qui caractérise le libre-échange prive le pays de l’accès à ses propres ressources, l’or et le coton. Les mines d’or de la région de Kayes et les plaines fertiles qui bordent le fleuve Niger et constituent le deuxième centre de production de coton d’Afrique subsaharienne figurent, malgré leur richesse, parmi les régions d’origine traditionnelles des migrant‑e‑s malien‑ne‑s. La libéralisation des marchés de semences et l’ouverture du secteur agricole aux investissements étrangers n’a pas été la seule conséquence du diktat de la privatisation auquel s’est soumis le gouvernement malien dès les années quatre-vingt-dix afin de purger sa dette. Au mois d’août 2008, le parlement malien a supprimé le dernier rempart qui protégeait ses producteurs de coton en privatisant la société semi-publique CMDT – Compagnie Malienne pour le Développement des Fibres Textiles. Cette compagnie contrôlait jusqu’alors de manière centralisée le secteur du coton et assurait un revenu de base aux producteurs de coton locaux indépendamment des fluctuations des prix du marché mondial, grâce à une garantie de stabilité des prix. Jusqu’à sa privatisation, la CMDT contrôlait 95 pourcent de l’économie du coton dans le pays. Aujourd’hui, les producteurs de coton maliens ne sont plus compétitifs sur le marché mondial. L’Overseas Development Institute (ODI) estime que sans les subventions agricoles élevées pratiquées aux États-Unis, en Chine et dans l’UE, le revenu des producteurs de coton d’Afrique de l’Ouest augmenterait de 250 millions de dollars américains par an. La structure de l’exploration d’or au Mali est révélatrice du lien existant entre l’exploitation des ressources et la migration. Si les exportations d’or représentent 75 pourcent du total des exportations, le commerce de l’or ne contribue qu’à hauteur de 8 pourcent au produit intérieur brut du Mali. Les causes de ce paradoxe apparent sont inhérentes au marché néolibéral et reposent dans la convergence de trois phénomènes: premièrement, l’ouverture considérable du secteur de l’or aux investisseurs étrangers; deuxièmement, l’expansion de la production industrielle d’or et troisièmement, la rentabilité extrême des coûts de production réalisée grâce aux salaires très bas, à la liberté d’action absolue et à l’exonération fiscale maximale dont bénéficient les entrepreneurs privés. Des lois d’exception adoptées sous la pression de la Banque mondiale limitent la participation de l’État aux mines à 20 pourcent, si bien que l’or du Mali est le plus rentable de toute l’Afrique.

De nombreux Maliens quittent les régions riches en matières premières du fait des mauvaises conditions de travail et de la pollution dans les zones minières. À l’automne 2010, lors d’une réunion d’acteurs de la société civile malienne intitulée «Développement et migration – 50 ans après l’indépendance », Samba Tembely, le porte-parole de la Coalition des Alternatives Dette et Développement Mali (CAD-Mali), qui porte un regard très critique sur la situation, a évoqué cette contradiction flagrante: «Le Mali consomme ce qu’il ne produit pas, et ne consomme pas ce qu’il produit. Ceci entraîne l’appauvrissement de notre population et le pillage de nos ressources, et condamne toute perspective de changement réellement démocratique. Notre pays est ainsi maintenu dans la dépendance et l’oppression».

La crise financière internationale renforce cette tendance, car, comme chacun sait, les interruptions de croissance grippent les investissements et augmentent le problème de la faim dans les systèmes économiques dépourvus de mécanisme de régulation étatique. Selon les dernières estimations de la Banque mondiale et du FMI, le taux de pauvreté dans la région pourrait atteindre 38 pourcent en 2015. Ceci correspondrait à 20 millions de personnes supplémentaires devant survivre avec moins d’un dollar par jour.

Dépouillés et déstabilisés mais prêts à partir

Ceux qui n’ont plus que leur «vie nue» (Agamben) sont de plus en plus perçus comme un danger pour l’intégrité du commerce mondial et des fortunés états-uniens et européens. L’image des personnes affamées s’est en effet transformée: la vision du pilleur rebelle vivant dans un des bidonvilles des grandes agglomérations africaines a remplacé celle du réfugié apathique de la zone du Sahel. La plupart des mouvements de révolte liés à la faim survenus ces dernières années se sont déroulés dans les zones urbaines d’Afrique, où les prix des denrées alimentaires étaient déterminés par les augmentations spectaculaires sur le marché mondial. L’Afrique de l’Ouest et le Sahel ne sont donc pas seulement un espace géographique d’extraction économique, mais deviennent également de plus en plus une zone de «déstabilisations » potentielles, qui de ce fait ont d’ores et déjà été intégrées aux scénarii stratégiques de la «guerre contre le terrorisme». Les accords de coopération conclus avec les organes militaires régionaux dans le cadre de l’initiative américaine «Initiative Pan-Sahel» constituent une tentative de prise de contrôle sur la région et de limitation des espaces de repli supposés des groupes dits «terroristes», dont Al Qaida au Maghreb. L’armée fédérale allemande est elle aussi présente au Mali où elle forme du personnel militaire et policier, tandis que les États-Unis équipent en armes modernes des rebelles touareg opposés aux prétendus «combattants islamistes ».

En Afrique de l’Ouest, la disparition de l’État comme entité politique indépendante n’est pas un fait nouveau et l’indépendance formelle acquise dans les années soixante est en passe d’être réduite à une pure abstraction. Les élites africaines postcoloniales actuelles inversent la tendance mondiale selon laquelle de grandes entreprises transnationales font ouvertement fi de la juridiction et de l’autorité des États nationaux (Negri/Hardt) au bénéfice de leurs propres intérêts. Bon nombre de chefs de gouvernement d’Afrique de l’Ouest ont depuis longtemps cessé de se considérer comme les garants de l’intérêt général, et agissent à la manière d’un président de conseil d’administration qui gère ses affaires propres, qu’il s’agisse des droits de pêche, des concessions d’exportations pour les matières premières ou de la répartition des bénéfices dégagés de la privatisation.

Dès les années 1960, la vieille Europe coloniale n’a pas manifesté la moindre compréhension quant au rêve d’une «Eurafrique » formulé par Léopold Sédar Senghor, poète, président et fondateur de la démocratie sénégalaise décédé en 2001. Les Africains qui ont lutté pour la liberté, tels le Capverdien Amilcar Cabral et le Burkinabé Thomas Sankara ont reproché non sans raison au fondateur de la poétique de la Négritude ses «affinités soumises» avec l’ancienne puissance coloniale française.

Cependant, à l’heure actuelle, alors que les États de la CEDEAO subissent le diktat de la privatisation ordonné par le FMI et la Banque mondiale, et que les entreprises multinationales accaparent de plus en plus les bien publics encore disponibles, le rêve qu’avait Senghor de «partenaires à droits égaux» constitue purement et simplement un projet révolutionnaire. La mondialisation du libre-échange en Afrique subsaharienne balaie les frontières en vigueur, dissout les unités territoriales existantes et crée ainsi un espace fermé pour les populations «superflues». En marge des grandes transformations technologiques, une tyrannie s’est constituée, qui a pour unique objectif de gérer les populations mises au rebut et d’exploiter les matières premières. La face totalitaire de la mondialisation se dévoile ici, face qui est à l’origine de différentes formes de violence extrême et par conséquent d’un partage du monde en régions de vie et régions de mort.

Toutefois, les différents flux de masse entrepris pour quitter ces zones de misère reflètent tous le désir de centaines de milliers de personnes de trouver sécurité, droit et bonheur, tandis que les déplacements des migrant‑e‑s laissent entrevoir une première trace d’autonomie reconquise. Par conséquent, ce ne sont pas seulement l’inégalité et la destruction des moyens d’existence qui s’expriment à travers les migrations mondiales, mais également une revendication de survie et d’une «mondialisation par la base», qui peut être interprétée comme une forme d’expression autonome de démocratie nonreprésentative, éloignée du contrôle de l’État et de l’administration. Cette démocratie non représentative est alimentée par des formes solidaires d’aide et de protection mutuelle pratiquées par tous ceux et celles qui sont contraints de les inventer, à savoir les migrant‑e‑s d’Afrique et des autres continents. Selon le Rapport sur le développement humain de l’ONU pour l’année 2009, l’émigration constitue encore le meilleur moyen d’échapper à la misère pour les habitant‑e‑s des pays pauvres du Sud. Avec l’introduction d’une police frontalière commune, l’UE a créé une bureaucratie dédiée à la sélection qui a pour tâche de «protéger» son propre espace de prospérité économique de la convoitise des pauvres du monde entier.

Ce dispositif révèle la véritable essence du projet européen actuel: construire un nouveau rideau de fer érigé entre d’une part celles et ceux qui sont du bon côté et vivent donc dans des espaces de relative sécurité, et d’autre part les millions d’exclu‑e‑s qui sont devenus des vagabonds et des sans terre sous l’effet du dernier cycle de la mondialisation. Franchir ce mur et l’amener à s’effondrer revient donc à faire usage du droit à la résistance et à anticiper cet avenir solidaire qu’évoque le mouvement altermondialiste lorsqu’il dit: «un autre monde est possible».

Martin Glasenapp travaille pour l’organisation d’aide médicosociale medico international.

Merci à Judith Kopp pour son aide.

Publié: 29. mars 2011

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