Santé mondiale

Crise de légitimation

6 oct. 2025   Temps de lecture: 8 min

La droite mondiale lance une offensive contre la santé mondiale. Son succès est en partie dû à des facteurs internes. Entretien avec Sophie Harman.

medico : En tant qu'observatrice de l'extrême droite dans votre pays natal, la Grande-Bretagne, mais aussi aux États-Unis, constatez-vous que les idées d'extrême droite en matière de politique de santé se reflètent déjà dans la société ?

Sophie Harman : Les idéologies d'extrême droite dans le domaine de la santé ciblent généralement les élites, la science, les grandes entreprises pharmaceutiques, les grands groupes alimentaires et les grandes entreprises technologiques. De quelle manière s'ancrent-elles dans la société ? La droite reprend à son compte une préoccupation que les gens ont déjà. C'est ce qui fait son efficacité. Aux États-Unis, par exemple, le mouvement « Make America Healthy Again » (MAHA) s'appuie sur certaines « mum-fluencers » (mamans influenceuses). Celles-ci avaient des inquiétudes par rapport à l'alimentation de leurs enfants. Elles avaient des doutes quant aux recommandations des élites politiques ou alors, se sentaient ignorées par celles-ci.

Dans mon pays, la Grande-Bretagne, ce phénomène s'observe dans la rhétorique autour de la réforme des lois sur l'avortement. Et puis, bien sûr, il y a la rhétorique anti-vaccination, qui reprend les inquiétudes déjà exprimées par la population à l'égard des vaccins. Le fait qu'aucun vaccin ne puisse être sûr à 100 % alimente naturellement les appréhensions des gens par rapport à leurs enfants et à leur santé future.

L'idéologie libertaire de la droite, fondée sur la déréglementation et l'individualisme, n'est-elle pas en contradiction avec une rhétorique hostile à l'industrie pharmaceutique ?

Pour certains membres du mouvement MAHA, cette idéologie consiste en fait à  prendre de bonnes décisions individuelles, d'assumer ses propres responsabilités et d'optimiser son propre corps pour être en bonne santé. Ces individus néolibéraux qui assument la responsabilité de leur propre corps et de leur propre bien-être, sont toujours là. Mais en tant que société, nous sommes également responsables de nous-mêmes et de notre famille.

C'est ce type de conservatisme qui s'allie au néolibéralisme traditionnel pour contrer la réglementation étatique : à leurs yeux, on ne peut pas accepter un système de santé public comme solution puisque celui-ci est accaparé par les élites qui nous dictent ce que nous devons faire. Mais c'est là, me semble-t-il, que réside la faille du mouvement MAHA.

Ce que nous verrons, en particulier aux États-Unis lors des élections de mi-mandat de l'année prochaine, c'est que certains éléments du mouvement MAHA diront au gouvernement : « Attendez un peu, vous n'avez pas vraiment pris les mesures sévères que vous aviez annoncées. » Puis, Trump nous sortira ses absurdités sur le paracétamol pendant la grossesse ou sur la réglementation des entreprises pharmaceutiques étrangères et d'autres sujets similaires. Bref, on retrouve autant de tensions que de contradictions. 

Vous écrivez dans votre livre que le contrôle du corps des femmes et l'exploitation de leur santé sont au cœur des rapports de force qui régissent les sociétés. Les luttes pour les droits sexuels et reproductifs ont-elles pris de l'ampleur avec la montée de la droite mondiale ?

Tout d'abord, je tiens à préciser que la science et les preuves relatives à la santé sexuelle et reproductive, en particulier en ce qui concerne l'avortement, sont incontestables. Il est évident qu’en disposant de connaissances approfondies en matière d'éducation sexuelle et en respectant les droits sexuels et reproductifs, on peut sauver des vies. Le débat est donc purement politique.

Ce que nous observons aujourd'hui a pris son point de départ dans les années 1970. À l'époque, on a adopté des réglementations internationales progressistes visant à protéger et à promouvoir les droits en matière de santé sexuelle et reproductive et en parallèle, des événements nationaux ont marqué les sociétés à l’échelle nationale, tels que le verdict « Roe v Wade » aux États-Unis. Tout cela a incité certaines forces opposées à l'avortement ou aux droits sexuels et reproductifs globaux à agir à l'échelle mondiale. Leur idée était la suivante : ils ont perdu le débat dans leur propre pays, ils doivent donc exercer une influence politique dans d'autres pays afin d'obtenir un effet boomerang sur leurs propres pays.

Ces questions n'ont donc jamais disparu. Elles ont toujours été controversées, en particulier dans les pays du Sud qui dépendent de l'aide au développement. C'est là qu'a commencé à se développer un phénomène mondial qui touche aujourd'hui les États-Unis et, de plus en plus, certaines régions d'Europe.

Le plus frappant dans la situation actuelle, c'est que l'extrême droite mondiale ait adopté un discours progressiste en matière de santé sexuelle et reproductive. Leurs arguments, si on les considère de plus près, en appellent généralement à une idée décoloniale, aux valeurs traditionnelles de certains pays du Sud, en affirmant que le but serait de protéger la souveraineté de ces pays. Le mouvement d'extrême droite a comblé un vide que de nombreux acteurs du mouvement mondial plus progressiste en matière de santé n'ont pas su exploiter. La plupart des pays européens ont un passé colonial, et dans le cadre de ce projet colonial, les femmes noires en particulier ont été soumises à des tests et à des expériences. Aucune excuse n'a jamais été présentée à ce sujet.

Aux États-Unis, on observe le même phénomène en matière de stérilisation forcée, en particulier au sein des communautés afro-américaines. Comme ces pratiques n'ont jamais été complètement assumées, ces communautés se font parfois séduire par les slogans de l'extrême droite : « Résistez à ces acteurs internationaux qui tentent de stériliser de force vos femmes. » Elles peuvent alors se dire : c’est vrai, cela s'est effectivement déjà produit par le passé et ils ne l'ont pas admis. Les institutions mondiales de santé gardent le silence à ce sujet.

C'est pourquoi, dans le domaine de la santé sexuelle et reproductive, on observe une certaine réticence à s'engager au niveau international. On le constate également dans le scepticisme à l'égard des vaccins, où le même schéma se répète, et je pense que l'extrême droite mondiale l'a très bien compris et l'utilise à ses propres fins. Les organisations mondiales progressistes de santé n'ont pas été en mesure de parler d'eugénisme dans les anciennes colonies. On n'aborde pas ce sujet au Sommet mondial de la santé.

Nous réfléchissons souvent à ce que l'extrême droite mondiale s'est mise en tête de détruire dans le domaine de la santé mondiale, mais nous devons nous concentrer davantage sur ce que nous pouvons construire. Et en matière de santé sexuelle et reproductive, il s'agit là d'un élément central de leur politique étrangère.

Quel est l'impact de cette stratégie de la droite sur le multilatéralisme dans le domaine de la santé mondiale ?

Dans ce contexte, l’enjeu n’est pas seulement de réduire les budgets ou de mettre fin à l'adhésion à l'OMS, mais aussi, de décider qui sera le prochain directeur général de l'OMS. Ils veulent quelqu'un qui serait le plus à même de servir les intérêts de la droite mondiale. Tout comme Robert Kennedy, ministre américain de la Santé, sape le système de l'intérieur, on tente de faire de même à l'échelle mondiale.

Cette délégitimation est toutefois également liée à une véritable crise de légitimité dans le domaine de la santé mondiale. La Fondation Gates en est un bon exemple. Il suffit de penser à toutes les théories du complot concernant Bill Gates et les vaccins. Mais dans le même temps, la Fondation Gates est l'un des plus grands bailleurs de fonds de la santé mondiale, sans avoir à rendre de comptes à personne. Il est clair que la réaction négative est également liée à de véritables questions de légitimité.

Dans le même temps, en raison de la diminution des financements publics, les acteurs privés et les institutions philanthropiques telles que la Fondation Gates prennent une importance croissante, non seulement à l'échelle mondiale, mais aussi nationale. Le secteur privé est-il le grand gagnant de cette évolution, tant sur le plan idéologique que sur le plan matériel ?

Nous constatons déjà une augmentation des contributions des fondations philanthropiques, notamment de la Fondation Gates, mais aussi de Melinda French Gates, qui a annoncé son intention d'investir environ 100 millions de livres sterling dans la santé des femmes. Cela étant, les États ont accordé une grande importance aux partenariats public-privé dans le passé. Le principe est bien connu : le secteur public assume toutes les obligations et investit la totalité des fonds, les investissements des entreprises étant en réalité inexistants. Il sera vraiment intéressant de voir comment les principaux philanthropes vont désormais envisager leurs relations avec les États et s'ils s'exprimeront plus clairement ou non sur certaines de ces questions politiques.

L’entretien a été mené par Felix Litschauer et Andreas Wulf
Transcription et traduction : Laura Höh


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